Henri-Michel YÉRÉ, un poète gardien de la mémoire

   La langue yéréenne : flamboyante 

      « Si ce pays ne me blessait pas les doigts quand je l’écrivais d’une main en retenant mon cœur de l’autre, je me demanderais alors la raison de toutes ces routes qui attendent mon pas pour que, justifiées, elles tiennent en demeure les racines des arbres qui travaillent à lier le monde la nuit, pendant que complots et tortures rougissent déjà le ciel qui nous tiendra de matin »

      Je vous propose qu’on rentre tout de suite dans le vif du poème. Henri-Michel Yéré est poète. Dans un paysage où tous se disent poète, où parole usuelle semble avoir plus d’écho que la parole poétique, il devient impératif de parler de la poésie de Yéré. Qui est poète ? Lui. C’est-à-dire, capable d’inventer une langue (pas creuse) qui touche, et de donner l’impression d’être seul à en inventer de cette manière, capable de retirer toutes les digues qui retiennent la langue prisonnière des chants usés de tous les jours.

       L’abord de la poésie de Yéré est, quand on en fait l’expérience, bouleversante. On parle d’histoire, de mémoire - de temps, d’événements, de violence sociale. On enrobe le temps dans une poésie vive, une parole poétique qui vous touche au plus juste et vous traverse. Des images qui surgissent travaillées à l’or fin. La langue flamboyante nous frappe droit au cœur comme quelques rares poèmes qui ont ce pouvoir de vous empoigner, de vous donner de la fièvre. La langue de Yéré ne se devine pas, elle surprend toujours et vous éblouit. Yéré écrit en présence d’une langue éclatée. Le poème se rend transparent à l'événement historique, à l'actualité et fait du poète un passeur de mémoire. « Nous allons cueillir/ au fond de nos mémoires/ ce qu’on a confondu/ avec de simples effervescences/ ouvrir encore/ une porte/ sur la pièce bruyante/ de la maison calme/ regarder dans le détail/ l’éraflure/ en attente de la cicatrice/ l’appeler ce qu’elle fut/ c’est-à-dire/ blessure », p23. Il reste surement que la poésie après la catastrophe. Et la poésie devient un tremblement de langue.

        Dès ses premiers mots, on lit un texte puissant, élaboré qui déroute les lecteurs trop pressés, une démarche singulière qui offre une poésie parfaitement maîtrisée. Il y a chez lui une nécessité absolue de faire entendre le détail de l’événement en explorant les infinies ressources de la langue. Le mot juste. La phrase qui l’accompagne. Et l’expression lumineuse. On est donc poète quand on parvient à dessiner une autre façon de parler qui excède ou transcende la communication ordinaire. Bien-sûr cette langue n’est pas inhabitée, elle contient « un taux de réalité », selon la belle expression d’André du Bouchet. Autrement, cela constitue un principe même de la création poétique chez lui. Parce que le fond appelle toujours la forme et l’intention gouverne son expression, la poésie yéréenne est plongée dans le réel et en même temps hantée par la forme qu’elle revêt ; c’est cela aussi qui la rend entière et impressionnante.

       À quel besoin ultime répond cette poésie ? La parole poétique ici porte l’accent aigu de l’actualité 90…, l’accent grave de l’histoire, l’accent circonflexe de l’intemporel. Ainsi cette œuvre est-elle fortement inscrite dans notre époque ; parce que les choses qui arrivent aujourd’hui et qui arriveront dans cette société ont commencé à avoir lieu plus ou moins dès 1990. 1990 entre métaphore et anaphore. 1990 date-mémoire. « Quatre-vingt-dix/dans la mémoire/brille encore/la pluie de tessons/qu’en certain matin/tu fis pleuvoir sur Abidjan

Quatre-vingt-dix/ a-t-on pu/laver le sol/du sang de la jeunesse/offert au souvenir des poètes/pour que nous le chantions/jusqu’au dernier lever de soleil… », p.24

        Le poète nous plonge dans les méandres du fleuve de l’histoire au sens d’ « événements vrais qui ont l’homme pour acteur » afin de saisir une vérité des moments passés, rappelant une réalité intemporelle. Cette poésie se fait une forme autre de transmission de l’histoire. La poésie, elle aussi, revendique et écrit aujourd’hui l’histoire dans ce contexte d’inflation mémorielle, l’histoire étant sous la pression des mémoires collectives. Et peut-être qu’il faut rappeler encore cette formule aurevillyenne : « Là où l’historien s’arrête ne sachant plus où aller, le poète apparaît et devine ». La poésie yéréenne est en effet portée par le souffle mémoriel. Que font ces poètes ? Saisir l’instant insupportable et l’inscrire dans l’éternité poétique. C’est la mémoire du poète qui refuse de se taire. « La poésie/Toute poésie/vaste souvenir -/obsessions de toutes/Les mémoires », p51.

         Dans ce poème, il y a l’eau qui coule, tout est liquide (sang, sueur, rivière, fleuve, pluie… ) ; il y a des inondations. Le poème devient le récit de ceux que le poète appelle « les Noyés », c’est-à-dire ceux qui sont entrés dans l’histoire par la porte de la violence année 1990…

Premier noyé : Thierry Zébié Zirignon (assassiné le 17 juin 1991, proche du pouvoir PDCI, dit-on. Un crime attribué à la FESCI qu’il combattait. Premier assassinat…)

« Zébié Zirignon/le matin/où les digues/cédèrent/les palais/te regardèrent/choir/ -- ils virent là grand service.

Personne ici / ne nettoie ton épitaphe…

Il faut dire ta noyade, /parce qu’elle désorganisa/ l’intention unique/du sang qui irriguait/ces journées intoxiquées »

Deuxième noyé : Kpéa Domin (Lutte estudiantine, contexte du vent du multipartisme, mobilisation généralisée des élèves et étudiants du 6 avril 1990, un élève tué par un gendarme… )

« Kpéa Domin/ils ont essayé de perdre/ la raison de ton martyr/comme on avale une pilule/honteuse/alors que le soleil regardait ton corps, incrédule. /Comment consoler ta mère sans lui mentir… ?

…Ton cercueil valait-il l’historique inondation… ? »

        1990, cité universitaire de Yopougon, lutte estudiantine, contexte du vent du multipartisme, mobilisation généralisée des élèves et étudiants. Tout coule, tout est en ébullition. Yopougon devient le « terrain d’exercice de la troupe », le théâtre de la déflagration. Le Vieux accroché à ses derniers instants, « tapait du poing sur la table/en esclave de sa propre gloire »

« Je sors ton nom de la poussière, je le braise comme poisson,/je le lave de vieilles bières, et je dis : « Yopougon ! »

C’était un soir où le futur était le ventre de tous les complots

C’était une soirée enceinte du Zouglou

C’était un soir et Yopougon ne savait sur quel pied attendre – d’un seul tenant, les rêves et la mort

Ce soir-là, paraît-il, le rictus arboré par le Commandant de sept yeux maillait les troupes qui avaient ordre de casser l’Étudiant dans sa chair et dans son esprit… ». 1990, « le bois des matraques cassait celui des Crucifix »

         Dans ce poème également, on prend langue avec « Aya de Yopougon », c’est un geste subtil. On parle en effet d’un certain Grégoire (on peut se rappeler le Grégoire de Aya de Yopougon), le prototype du nègre-ivoirien à Paris qui, « suivant le Pont de Gaulle, débarqua/à Roissy Charles-De-Gaulle… » Alors la langue s’éclate de la plus belle manière. Yéré parle Yopougon ainsi comme dans son dernier poème ‘’Polo Kouman/Polo parle. Faut voir « Trois Grégoire ventriloques/à éponger/la Dette coloniale –toute la dette coloniale – dans un parking de supermarché » et « de leurs voix ils avalent tout le couloir ‘’on s’en fout de Blanc, ON S’EN FOUT DE BLANC… ! ».

        Poème fleuve (où fleuve est assez expressif au vu de la forte présence symbolique de l’eau) structuré en fragments (1998-2014/ 2008-2014) ; on passe donc au peigne fin les événements du cours de l’histoire, 1990 étant le point repère. « Tu étais d’abord une voix, en écho à une histoire… », p19. On fait l’état des lieux, 1990 se définit ici comme un univers de sang de sueur de gaz lacrymogène de coups de matraques…Poème fleuve porté par une écriture stridente ; en faisant le deuil des noyés, on se laisse fasciné par cette langue troublante. Poème fleuve : « un fleuve conçu pour déborder ». Il y a non seulement la symbolique de la nuit dans ce poème, beaucoup analysée par la belle main du préfacier Josué Guebo, mais aussi – on le redit, la symbolique de l’eau. Ce poème est un « Jet d’Eau » où l’eau se lirait comme une sorte de déflagration, déflagration sociale dès 90, déflagration de la langue. « Ruisseaux deviennent rivières : premiers bras/ Les rivières hèlent leur fleuve ; les rivières provoquent leur destin. »

       L’eau comme le temps qui coule – un poème attaché au rein du temps -, l’eau comme le passage d’un état à un autre. Cette poésie « déroule sa langue en tapis vers l’éternité »,p.4, interroge un passé si présent et si bavard. Aussi peut-on établir, à travers cette symbolique de l’eau dans ce poème, un parallèle entre la création poétique et le mythe de la création du monde. Par ce que la parole de Yéré ici est aussi et surtout une ode à la poésie. Yéré croit que « Personne n’est poète/ On est flamme et/On s’abat sur la roche/On sculpte la montagne/On tisse la toile du temps

Personne n’est poète/On est pris dans les tensions/On est entre les nuages/Courant électrique/En attente de décharge… »

Alors « Tout commence…

Tout commence incertain depuis les coins de cahiers…Sur le bout des langues nappées de la salive salée de la création, la force du premier vers achemine l’informe vers les plages de la sculpture fondamentale…

L’appel des voix du dessous envahit la plume qui s’écrit comme la flamme qui se passe de main à main comme la torche dressée en défi aux voiles de brune cousues depuis les synapses du monde.

La pluie n’avait pas encore de nom. … »

       Charmant poète, Yéré est prosateur robuste et fin ciseleur. Sa poésie se livre dans un va et vient entre prose et versets savoureux. Sa poésie entretient une atmosphère éclatée où l’on rencontre de surprenants instants poétiques. Je la mets au rang des rares poèmes qui écorchent, qui laissent rarement intact ; on y projette nos craintes, nos espoirs et nos interrogations...

         Érick DIGBE, critique littéraire. Correcteur-relecteur, Conseil indépendant auprès des éditeurs. 


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