Ce n'est pas Abou mais la langue qui est l'héroïne

 Ce n’est pas Abou mais la langue qui l’héroïne ici !


     "Ce n’est pas le tonnerre mais notre estomac qui gronde" est un conte urbain de Kapegik, poète-slameur, qui passe ainsi brillamment de la scène au livre. Ce conte, d’une quatre-vingt-dizaine de pages, a été publié par La Case des Lucioles, début 2023. Là où on s’attendait à un recueil de poésie (ou de slam, c’est selon) comme premier projet-livre, le désormais écrivain-conteur et poète-slameur surprend, sûrement, avec ce conte urbain. 

        Pourquoi urbain ? en raison du changement du paradigme traditionnel du conte. On n’est plus au village mais en ville ; on n’est plus dans la forêt dense ou la savane avec les personnages animaux pour dire notre condition d'être difficilement humain, mais on a directement l’homme qui joue son propre drame dans le conte. « Mais pour moi là, c’est conte qui se passe en ville. Y a pas animaux dedans, y a pas « il était une fois », c’est  « il était maintenant » C’est là déjà un beau geste de l’auteur. Peut-être parce que il y a de moins en moins d’animaux dans nos brousses (et dans nos zoos). Ou peut-être ( que Fontaine le lui pardonne) un bus fait aujourd’hui un miroir plus fidèle de nos misères, de notre condition d’être piteusement modernes que les animaux des fables, des contes. 

Et, si on définit la création littéraire comme le fait de prendre des risques, le fait de marcher en dehors du cercle, le fait d’oser, de bousculer, de surprendre donc, j’ai envie de dire que ce conte urbain est l’un des meilleurs projets de notre année littéraire. C’est une littérature qui, en inventant une forme, dit notre condition d’être qui essaie de survivre, invite aux bonnes réflexions sur ce qui convient d’appeler société (ivoirienne). En fait, cette littérature mise tout sur la langue, la creuse, la célèbre en la griffant ; et réussit à l’habiter au point de se suffire à elle-même. 

      Ma foi, ce n’est pas l’histoire pleine de larmes de l’orphelin Abou qui fonde ici le geste littéraire. C'est vrai, progressivement, la voix d’Abou et celle du narrateur se passent la langue pour narrer l’histoire. C’est vrai ça touche l’histoire d’Abou comme d’autres histoires d’ailleurs. On peut en raconter un nombre infini de ce genre. Abou, après qu’il a perdu sa mère, a du mal à survivre. Son trajet de jeune lycée Abobo-Lycée classique est un véritable chemin de croix. Sa foi balance. Le petit Abobolais est dépaysé (dans tous les sens du mot) ; il est pris aux griffes des maltraitances de sa belle-mère et la galère de son père. Sa marâtre ne manque pas d’occasion pour lui rappeler le faix qui le cloue au sol :   « C’est cadavre de ta maman qui va venir laver les assiettes ? »

Ce n’est pas non plus la part autobiographique qui fait la beauté ici. Nos misères ont le même visage dans cette société. Je crois, moi, que le personnage principal, ou si on veut le héros, n’est pas ce malheureux Abou. Sa présence en réalité n’est qu’un prétexte pour satisfaire des besoins de narratologie. Il y a plutôt ici une héroïne qui n’est autre que la langue elle-même. Le récit s’enroule autour de la langue. Le jeu narratif ce joue là : dans la langue. Ça commence de la manière la plus géniale avec l’avant-propos ou prologue nommé « avant de démarrer ». Grande subtilité ! On imagine donc que le récit se (dé)roule dans un gbaka. À chaque secousse la langue prend un faux coup ; on grille le feu rouge de la grammaire française.  On roule sur le pied de la syntaxe… En réalité « les seules personnes qui défendent la langue française (comme l’armée pendant l’affaire de Dreyfus) sont celles qui l’attaquent » (Proust).

Entre parenthèses : Kapégik c’est Victor Hugo en lèkè ! On le voit mieux ici. Les misérables de Victor Hugo n’ont que leur langue (l’argot) pour résister face à la faim et tout ce que la faim entraine. Il en est de même pour les misérables de Kapegik qui n’ont que leur langue (le nouchi) pour exister !

En sus, une question autre qu’on pourrait se poser c’est : De quoi sont faites les frontières entre les communes de Babi ? entre les quartiers ? entre leurs habitants ? entre Abobo et Cocody ? de langue et de repas quotidien ! « Cocody et Abobo ne sont pas très éloignés en termes de distance hein,/mais la frontière entre ces deux communes-là/est mal immense/rallier ces deux quartiers en warène te prends seulement dix minutes/ mais quitter Abobo pour habiter Cocody peut te prendre au moins dix ans ».

En vrai les murs qui représenteraient les frontières à Babi sont faites de langue de misère et de bruit. Cette réalité en appelle une autre : Comment on devient Abidjanais ? Ce titre si éloquent à la page 51 : « Petit Abobolais va devenir Abidjanais » se fait l’écho de ce drame. 

        Peut-être tout cela n’est pas grave ce qui l’est encore plus c’est que les populations ne rêvent plus d’être Abidjanais. Survivre déjà à Babi relève du pur hasard : « à Babi l’homme bara pour avoir transport pour aller au bara ». Kapégik met Abou en jeu pour traduire tout cela avec une certaine dextérité agréable. Il réussit à dire les pouilleries du jeune abidjanais dans une langue si bien choisie, si éloquente : « dans le match de sa vie, chaque journée pour Abou était prolongation/tenir jusqu’à ce que son estomac reçoive une petite ration ». 

      On sait que Kapegik (et son binôme L’étudiant) font de leur art une voie/voix d’héroïsation de la langue ivoirienne, avec un humour noir. Chaque buzz peut ajouter un bonnet rouge à notre alphabet. Nos misères ici sont des machines de fabrique de mots. Et Kapegik sait en faire quelque. L’art de Kapegik fait de lui un bousier, cet insecte qui se nourrit exclusivement d’excréments et de parturitions. Son art utilise la matière fécale (nos misères) à la fois comme nourritures et comme du matériau de construction. Et c’est ça l’art : faire du beau avec du caca. « aujourd’hui y a rien pour daba hein ! », aaaah papa toujours la même phrase/ dites à Roseline que chez nous aussi c’est toujours la même phase » ; « ailleurs ils font entrée, plat de résistance, dessert/ici, c’est mort subite de la naissance au décès ».

Puis, le narrateur a pris du temps à clarifier des ambiguïtés, à expliquer quelques choix stylistiques. On aura raison de parler de mise en évidence de la fonction métalinguistique du langage, car le récit parle de lui-même, réoriente le discours sur lui-même. Cela à l’intérêt d’ouvrir le débat sur la relation éditeur-auteur. On sait tous que c’est l’éditeur qui transforme un porteur de manuscrit en écrivain. Logiquement. Mais à quel degré l’éditeur doit/peut-il être impliqué dans le projet d’écriture ? 

         En disant « mon éditeur/auteur ». Le ‘’mon’’ n’est pas juste pour la grammaire… ça va bien au-delà ; ça couve souvent beaucoup de grincements de dents (avant-pendant-après). Chef-d’œuvre, l’argent, succès, gloire… que veut l’éditeur/l’auteur ? En attendant de faire le débat, il apparait évident ici que le petit Abou, en plus de sa galère, en a vu des vertes et des pas mûres avec ses oncles (L’auteur et l’éditeur). Un jour ils vont nous dire ça! 

      Enfin et malgré tout, il y a beaucoup de choses discutables. Ce projet sur la langue, ce mélange de FPI (français populaire ivoirien) et de nouchi a ses péchés mignons. Je ne parlerai pas des coquilles ! Je crois que le narrateur nouchi s’oublie très souvent et commence à parler la langue de ceux d’en haut. Il y a en effet des structures syntaxiques et des temps verbaux (futur simple, présent du conditionnel, passé simple) qui passent difficilement, souvent. Et même le niveau de langue à certains endroits. De même que la ponctuation juste, qui parait suspecte ! 

        Un noussi qui n'envisage que rarement le futur, parle très peu au futur simple. Malgré l’espoir qu’il peut nourrir, son futur est très proche. ‘’demain je vais partir au marché/ un jour je vais être ou devenir riche’’ paraissent plus correctes que ‘’ j’irai au marché’’/ je serai riche ; je vais devenir riche’’. De même, à Abobo notre vie est déjà sens dessus dessous. C’est rare de parler en inversant le sujet comme «… arriverait-il à bout ? ».  Par exemple ‘’seras-tu à la maison demain ?’’ donnerait ‘’demain tu es à la maison’’ ? Bref !



 Erick DIGBE, Écrivain-poète, critique littéraire, correcteur-relecteur, Conseil indépendant auprès des éditeurs!

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