Placide Konan le poète-historien

 LE POÈTE EST UN DRESSEUR DE MÉMOIRE


      Mil neuf cent cinquante, poème à long cours d’une quatre-vingt-dizaine de pages publié par La Case des Lucioles. C’est le second poème du poète Placide Konan après J’écris de profil salué par le Prix Horizon en 2019. 1950. Devoir de mémoire. Ça commence avec cette grande énergie, l’émotion sous-jacente, l’intention de tirer la langue du mort au soleil, de recoudre notre mémoire… Le poète revient sur les massacres de Dimbokro de 1950 en donnant à sa poésie le pouvoir de ramener un mort non-mort à la vie afin que celui-ci ‘’règle ses comptes’’ : avoir un nom, une carte du parti, des funérailles dignes… 

       Histoire et poésie se tiennent la main. Pour le poète, notre culture prend son envol sur une fabrique de l’oubli et de la surdité. C’est alors qu’il se vêt d’une toge d’historien en saisissant l’événement historique dans sa nudité avec toute sa violence et le poétise. Comme l’a fait Vinaver en reprenant les attentats de Manhattan du 11 septembre 2001 dans sa pièce 11 septembre 2001. Mil neuf cent cinquante : le titre fait penser si vite à ‘’Mil Neuf Cent Quatre-Vingt-Dix’’ du poète habile Henri Michel Yéré. Encore, le titre et la démarche font penser au documentaire ‘’Afrique 50’’ de René Vautier. Interdit pendant 40 ans en France, ce court métrage, qui revient sur les violences coloniales des années 50 (le cas de la Côte d’Ivoire notamment), est considéré comme le premier anticolonialiste français. 

        Contexte : grève des paysans contre le prix illégal du cacao (comme dans le dernier Gauz’), PDCI-RDA, répressions coloniales, massacres (considérés comme de simples faits sanglants par certains historiens) … Le héros, Koné Samba Ambroise fait partie des victimes (les douze +) enterrées ou, pour être en phase avec la réalité, jetées dans une fosse commune avant d’être déterrées et mises dans des trous servant de tombes sans nom. C’est à lui que le poète donne la parole, à travers un médium : la kômian, à l’occasion de l’extraordinaire fête d’igname organisée par le chef. Le texte s’offre donc comme « un corps qui sait danser un poème ». Il est tellement immense ce travail ! 

       Aussi, le poème se ferme comme il s’ouvre : sur le désir de retrouver son nom « Car mon nom s’est volatilisé au contact d’une balle ».  Que vaut un homme sans nom ? C’est encore grave pour un cadavre. En réalité le poème naît là, du refus de se voir être condamné à « l’effacement ». La mention ‘’Cadavre d’un inconnu’’ sur la fosse commune serait un double homicide par le langage. On tue encore le mort quand il est sans propriétaire.

      « J’ai perdu les chemins de la mort et je ne suis plus sur ceux de la vie » Il y a tout une constellation de signes qui donnent raison de croire que cette manière de ramener l’agonisant à la vie permet au poète de mettre en scène un « Christ noir », peut-être même baoulé. Ce « Christ noir » ne veut pas justement qu’on oublie qu’il est mort pour nous, surtout pour les Nohoubouistes : « Tout ça me donne une envie de chair/Pour imiter les Chrétiens et le corps de leur christ ». « Je m’immolerais/ Sur la rive de nos lambeaux/pour que vous naissiez à nouveau de mes cendres/à l’endroit exact où je suis mort hier… »/. « J’avais devancé mon peuple/pour qu’il se nourrisse de moi (moi Agba, ce tubercule) et garde mon nom/ mais mon peuple a perdu mon nom »…

        Bien-sûr la langue est belle, avec une finesse des images qui éblouit, « je n’ai jamais été un agneau/J’étais du troupeau des béliers » « le ciel se déchire en morceau de pains ». « Car le rouge n’est pas une couleur : c’est notre pain quotidien »/ « Il était moins violent que le prix du cacao ». Et le travail de recherche excellent. Intéressant le lyrisme de Placide Konan qui « questionne, célèbre et déplore ». Le poète questionne notre passé, célèbre les morts et les figures historiques comme Anne-Marie Raggi (chez Gauz’ aussi) et déplore notre amnésie. 

        Mais ça s’estompe vite. Il est évident la difficulté qu’il y a d’une part d’habiter intégralement le médium (la kômian), de faire parler un je et s’évertuer à ne pas trop entendre Placide Konan. Comme se demanderaient d’autres, « qui parle dans un poème ? » Comment effacer sa voix derrière le je fictif qu’on a construit ? D’autre part, il est difficile de trouver le bon ton quand on est partagé entre poésie et histoire, c’est-à-dire entre contraintes stylistiques et restitution de l’événement historique. Ce poème est donc beau avec beaucoup de moments de légèretés. 

         L’importance prise par le devoir de mémoire, par la narration exacte des faits au détriment de la poésie, pourrait causer ici quelque tort. La volonté d’adéquation avec la réalité l’emporte sur le discours littéraire. Il y a donc le refus ou peut-être la difficulté d’aller au-delà des faits et de s’adresser directement à l’émotion du lecteur en faisant poésie. Le poète ici est loin d’être le prince des nuées perdu dans les nuages, c’est un poète qui a les pieds sur terre, les pieds qui prennent leur élan dans la réalité même. Et peut-être un peu trop ! Ou peut-être que c’est de cette manière qu’on accède à la vérité de la littérature. Car, comme le dit Barbey d’Aurevilly, « Là où l’historien s’arrête ne sachant plus où aller, le poète apparaît et devine ».

  Comment donc rendre poétiquement l’événement historique ? Comment restituer le fait et poétiser, donner de l’émotion (le fait en lui-même créé de l’émotion, bien évidemment) ? Voix unique ou polyphonie ? Comment choisir son personnage ? Comment faire parler le mort non-mort ? Dans quelle forme dire l’événement ? Poésie ou narration ? Quels tons ? Lyrisme, humour satire ? Comment faire revenir un mort non-mort à la vie et lui donner la parole ? Dans quelle langue devrait-il s’exprimer… ?  Autant de questions que s’est posé le créateur, que pourrait se poser le lecteur. 

           Ça donne néanmoins un texte éclaté, avec des ancrages sociologiques, culturelles, historiques, géographiques, ésotériques…et absolument politiques. Un grand travail de condensation formelle On sait que le passage de « l’oral à l’écrit » c’est du travail à abattre pour les poètes slameurs, on le sent… Placide reste Konan ! Il aurait pu mieux faire. Il y a des formules qui passent facilement sur la scène mais qui ont du mal à habiter une page. « Nohoubouistes/Encore/Mon Cul/Mon plus profond trou de cul »/ «  C’est mon sang qui alimente l’émergence et tous les fronts populaires »/ « Ils construisent autant de ponts/pour que les clochards aient un endroit où dormir ».

        Autant je suis émerveillé par ces deux vers « J’ai perdu mon nom/Appelle-moi comme on se tait », autant je me dis que cette partie devait  finir là. La suite, la fin donc n’est pas nécessaire : « …Comme on appelle le vide/Je te répondrai le sourire aussi pluvieux qu’une bave » (p45). Définition de la poésie : « Elle est aussi/Gouttes de sueur sur la joue du soleil », d’accord… mais encore : « Elle est/ eau qui assèche les larmes du soleil » ? «  Elle est/Chant  qui s’enchante/Qui se chante avant le troisième chant du coq » ? 

        Par ailleurs, la structure du texte (qui correspond à la décomposition d'un corps) nous fait penser à une entomologie criminelle. C’est justement là l’un des symboles les plus forts, les plus beaux de ce poème. En ramenant le cadavre à la vie, la démarche du poète se fait une enquête criminelle, c’est en fait une poésie-autopsique comme si le poète était à la recherche des vrais coupables des massacres ou de notre amnésie collective, en passant en revue les mécanismes de fabrique de cette amnésie-là.

        Et, du premier au second texte, on voit un poète qui ‘’ne fait pas la littérature l’injure à la bouche’’ (expression senghorienne lue chez Mongo-Mboussa) en crachant sur les classiques. Il s’inscrit, élégamment, dans une filiation comme s’il est à la recherche perpétuelle d’une identité artistique, donc de (re)pères. Il semble marcher dans les sillons tracés par les négritudiens… L’effet négritudien se lit dans le premier livre (J’écris de profil), se lit très bien ici. Il en est de même pour les clins d’œil à Zaourou, Azo Vauguy toujours avec un ton subversif : « Ils disent tous que c’est le belier qui le leur a dit/Comme tous ceux qui apprennent à porter une écharpe se réclament disciples de Zadi »/ « Frères sœurs, veillez sur l’obscurité de vos nuits/ Zakwato s’est arraché les paupières pour rien/Le pauvre/Vu son silence je parie qu’il s’est aussi coupé la langue ». C’est connu, on ne peut pas lire le poète sans rire : amèrement le plus souvent !

En nous invitant à une réflexion sur la mémoire ou sur le passé de notre pays, le poète nous interpelle également sur le présent, conséquence logique de notre amnésie. En réalité les morts de 1950 et de 2011 ont mordu à la même balle. Et peut-être qu’il faut en découdre avec le chiffre 3 et le triangle des Bermudes et tous les mandats qui se plaisent à se multiplier par trois. Quand prendra fin la guerre de Trois ?

       On peut également dire que ce poème est un Tombeau (poétique) dans le double sens de monument élevé à la mémoire de Samba Ambroise et les autres victimes, et d’oraison funèbre ou recueil d’oraison funèbre. Le mort est revenu aussi pour être enterré dignement, pour avoir droit à un rituel funéraire digne. (p.88) En sauvant donc les victimes de ce massacre de l’oubli, Placide Konan construit un Tombeau. Élégant. C’est lui qui a enfin enterré dignement Samba Ambroise et les autres, que les nohoubouistes ont oubliés (…) 

Érick DIGBE. Écrivain-poète, critique littéraire, correcteur-relecteur, Conseil indépendant auprès des éditeurs! 

Commentaires

Franck Yao a dit…
Toujours un plaisir de te lire. Merci de nous enseigner et renseigner. Bravo à Placide Konan d'interroger la mémoire des vivants morts.
Tidiss KONE a dit…
On ne peut que lire et rire !
Le texte de Placide parle, non il ne parle pas , il dit sans parler. Il sonne. Il annonce un soleil nouveau ( Télé koula).

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