Bébé la Reine Or : La rebelle de Fatou SY
Bébé la Reine de
l’or : la rebelle de Fatou Sy
Voici ce qu’il faut lire, Reine Or. Une
expérience inouïe. C’est une pièce volontairement subversive (dédiée à Koffi
Kwahué) dans laquelle le jeu se joue entre la puissante voix féministe (et
poétique) de Bébé, Reine Or et la voix du personnage collectif, l’Araignée.
Pourquoi alors L’Araignée ? Parce que
l’araignée représenterait la créativité et l’énergie féminine. C’est Bébé, la
Reine Or ¾
La rebelle de Fatou Sy ¾
qui est à la tête de cette organisation d’orpailleurs clandestins, comme la
reine Pokou guidant son peuple. « Bébé : rassemblez les affaires nous
partons ». « Cléo : Vous avez entendu la cheffe ? ». L’Araignée
a ici de l’énergie à chaque fois pour surmonter les obstacles.
« L’Araignée forme/la bande des abjects de l’or. /Ils portent à chaque/
Étape du processus, /le poids de leurs vies. /Le poids de leurs questions
encastrées ».
Solidarité,
amour et en même temps des tensions entre les personnages rejetés, acculés à l’échec
et finalement à leur marginalité par le regard de la haute société. Ils sont
éternellement « chassés, traqués, rejetés, accusés (de tous les maux de la
terre) »… » p. 26. Bébé c’est la beauté, la liberté, le courage, la
force, le caractère, la persévérance, le don de soi « saigne tes
pieds/perle ta sueur/propulse ton âme/cours/défile ton foulard/disperse ton
foulard… » C’est donc la voix de Bébé qui déborde la pièce éblouissante
comme le soleil, qui ne recule devant rien et qui s’impose le devoir de défendre
sa famille-paria, de ne pas baisser les seins, de les tenir fermes devant toute
idée phallocratique. Toute idée qui supposera que « les femmes ne servent
qu’aux travaux domestiques ».
Alors cette pièce nous convie à
l’exploration d’un nouveau souffle du théâtre ivoirien postdramatique dans
lequel le silence et la parole cohabitent ; l’action part en vrille ou est
tout sauf logiquement constituée. Le discours est sensiblement traversé par la
musique. « Instant Karaoké – Yao : faut pas rater ça,
enjaillons-nous ! Balancez costumes ! » Du soul avec Ray Charles
« Hit the road Jack and don’t you come back / No more, no more, no more,
nore... ». Puis du Meiway, du Jackson « Cléo : Mesdames et messieurs,
faites du bruit pour le ministre de l’ambiance génie de kpalezo,
Meiway ! » ; « Yao : Cléo ! Où est mon costume de
Michael Jackson / Plaisantin…donne ça ! Je vais te montrer du vrai
Michael Jackson… Billie Jean is not my lover… ». Du Miriam Makeba aussi
« Hiyo mama hi ma nantsi Pata Pata… » ; du Jacques Brel… Sans
doute, si l’autrice s’imprègne tant de la musique c’est pour y chercher des
procédés d’écriture.
De plus le dialogue ne promet pas toujours
une conversation conventionnelle… C’est un véritable ‘’coup de théâtre’’ qui
consacre la résurrection du théâtre ici. Les répliques de Bébé fonctionnent
finalement comme une partition musicale, prolongée par le chœur. Entre effets de rythme liés à
la succession des répliques, répétitions et effets de chœur, la voix de Bébé ne
fait que renforcer la musicalité du texte.
Cette pièce est l’occasion pour la
dramaturge d’observer à la loupe l’une des grandes questions qui agitent notre
société actuelle, l’orpaillage clandestin en prenant parti non pas pour les
clandestins mais plutôt pour le théâtre lui-même. Fatou Sy soumet le théâtre à
un renouvellement de ses propres formes en abandonnant les recettes éprouvées,
comme les orpailleurs clandestins ont choisi d’exister en restant en marge de
la société de la norme. Les personnages dans cette pièce n’ont que la quête de
l’or pour donner sens à leur existence (Hugo : Je suis Hugo, Toute ma
vie, je l’ai consacrée à la vente de l’or ». Ou ils n’ont que leur
solidarité et le caractère de Bébé pour survivre. Ils forment finalement un
clan et sont liés par leur destin de chasseurs d’or, c’est ainsi qu’ils forment
une famille de clandestins, d’anonymes, d’inconnus, d’oubliés du monde sans
données connues, de non identifiés…(p.26). De bout en bout, ils portent la
violence de leurs destins.
C’est une pièce postdramatique dont l’esthétisation
rompt avec les logiques de l’action. L’action traditionnelle tombe en désuétude
et se voit remplacée par une non-action ou des bribes d’actions à reconstituer.
C’est une écriture dramatique qui s’édifie sur l’instabilité se traduisant par
la mise en crise de toutes les catégories dramaturgiques. Rareté des didascalies.
Le silence, le dépouillement et la brièveté s’emparent de la fable à telle
enseigne que la parole et l’action sont
suspendues ou limitées à quelques éléments essentiels. Elle, la pièce,
s’inscrit dans une perspective déconstructiviste.
De cette manière, les composantes
classiques de l’œuvre de théâtre sont indéfiniment mises en chantier. On fait
éclater le texte théâtral, le joue contre lui-même afin de mettre en cause les
logiques normatives du genre. Un faux dialogue s’instaure entre
Bébé et le chœur comme une même parole morcelée qui sert moins à assurer une
dynamique des échanges qu’à permettre de libérer progressivement une partie des
bouts d’histoires dont l’ensemble forme la fable. Bébé semble
être en dialogue avec elle-même. Des répliques se font à la limite des phrases superposées, entrecoupées par
des pauses, des moments de silences. Le dialogue se rompt par une longue suite
de point de suspension (dialogue suspendu) et c’est chœur qui vient sauver la
lisibilité.
Aussi
loin d’une harmonie du discours, le
discours apparait-il ici brisé par le phénomène du plurilinguisme : le
polylinguisme et la différenciation langagière. Hugo, négociateur pour le compte de L’Araignée
parle en français, anglais, yorouba... Dans cette pièce se construit un jeu
polyphonique aussi bien à travers la différenciation langagière que le polylinguisme,
avec l’usage de termes anglais, espagnols (avec Nico), yoruba… La parole des
personnages se caractérise par une interdiscursivité excessive. C’est un
conglomérat de langages et de styles familier (les répliques de Yao, qui parle
comme ça lui vient : Tu vois ton comportement ?) et soutenu ; des
discours les plus commodes aux plus lascifs, les plus purs au plus impurs, les
plus vulgaires au plus pervers. « Cléo : Voulez-vous coucher avec
moi… Ce soir ? »
Et puis c’est très subtil cette sorte de
mise en abyme du jeu théâtral à la page p.30 comme un théâtre dans le théâtre.
« Cléo : Je les entends presque d’ici… Tu préfères jouer Yao ou
Nico ? Bébé : Yao me semble facile à imiter/ Cléo : Dans ce cas,
tu fais Nico. Ce n’est pas compliqué. Son vocabulaire en espagnol se résume à
mierda, cuño, gringo madre de dios… » Bébé et Cléo jouent Nico et Yao et
pour saisir les paroles de leur aparté. Les deux premiers parlent alors d’eux-mêmes
à la troisième personne. Et c’est magnifique ! « Bébé : Gringo
ignorant. Au cas où tu l’aurais oublié, nous sommes une Araignée. Toi, moi,
Cléo et les autres, sommes les pattes. Bébé est la tête. Les pattes sont
facilement remplaçables, la tête non. C’est elle qui possède tous les savoirs
de l’orpaillage. Sans elle, nous sommes foutus »
Dans cette pièce, l’Araignée, personnage
collectif forme le corps social de la marge, Bébé étant la tête et les autres,
les autres membres. Ces personnages mis en mouvement évoluent dans un
espace-temps quasi insaisissable. On est alors dans un récit d’une famille par
nécessité, une famille qui en est une parce que les membres sont liés par ‘’un
fil d’or’’. On a des êtres de papiers qui sont de chair et dotés d’une
lisibilité et d’une transparence éclatante. Confidences
éclats de vie de deux femmes et de deux hommes ; amour et
solidarité ; résistance constante. Vivre ici (et peut-être partout) c’est
résister.
Et progressivement la pièce révèle des
secrets de famille qui semblent avoir impacté éternellement la vie des
personnages. Cléo a été mannequin jusqu’à ce que son corps ne réponde plus aux
exigences du métier. Bébé est orpailleuse clandestine parce que sa mère l’a
été : « Bébé : Orpailleuse clandestine/ de mère en fille/ c’est
le destin/ma mère m’apprend/ les chorégraphies ouvrières/ pioche en main… ».
Yao a été un ancien Dj du coupé décalé… Chaque secret vaut, d’une manière ou
d’une autre, de l'or. Ces derniers, confrontés à des réalités existentielles,
s’efforcent de vivre et de surmonter les difficultés auxquelles ils font face,
ensembles. Et la question qui les tient par le souffle est celle-ci :
Comment sortir de là ? À Bébé d’y répondre : « l’orpaillage
c’est la source pour sortir de la vie clandestine… » L’orpailleur
clandestin vit surement avec la pensée que l’âge d’or n’est pas pour demain…
Erick DIGBE.
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