LA VOIE DE MA RUE

     POINT DE LECTURE DE "LA VOIE DE MA RUE"


"La voie de ma rue" est sans contexte l'un des romans les plus populaires de la production romanesque ivoirienne. Cela tient du fait qu'il a été aux programmes scolaires pendant plusieurs années, mais c'est la réalité que décrit le roman, le phénomène des enfants de la rue, qui l'a inscrit dans la mémoire collective. L'objectif du romancier ivoirien Sylvain Kean Zoh, à travers un style aussi clair que réaliste , est de montrer que les enfants de la rue ne sont pas responsables de leur sort; ce sont différents événements ne relevant pas de leur essor qui les y conduisent.

    I- UN RÉCIT RÉALISTE _

   La voie de ma rue_ a fait couler des larmes à plus d'un lecteur. On dira illico que c'est un récit à tonalité pathétique, car on ne peut s'empêcher de couler des larmes (à l'intérieur comme à l'extérieur) quand on réalise la souffrance des enfants de la rue. Cela ne peut qu'inspirer de la pitié. Mais à y voir de près, c'est le réalisme brûlant caractérisant le récit qui inspire la pitié. L'auteur, à travers le réalisme réussit à toucher facilement la sensibilité du lecteur.
   
 1- Le thème
     Le thème principal du récit qu'est le phénomène des enfants de la rue participe à son réalisme. En effet, le thème en lui-même inscrit le lecteur dans la réalité quotidienne. Ici comme ailleurs, ce fléau n'est pas étranger à l'homme ; on le connaît, on le voit même si on ne s'en soucie pas. La démarche de l'auteur consiste donc à re-créer ce thème afin d'interpeller la société sur les causes dudit fléau. Et la plume de SKZ réussit à faire oublier parfois que nous sommes avant tout dans un roman et que ce genre est par essence un genre de la fiction.

        2-Le récit-témoignage
     Pour créer l'effet de réel, SKZ choisit un type de récit approprié : le récit-témoignage qui fonctionne comme un récit épistolaire. Eric Wonkato écrit une lettre à son ami d'enfance pour lui expliquer les raisons qui l'ont conduit à la rue. Le récit étant un témoignage, est une véritable analepse où le destinataire apparaît lui-même parfois dans le récit. Le témoignage confère une tonalité réaliste au récit, car le personnage raconte dans les moindres détails ce qu'il a vécu, réellement. En suivant la voie de la rue d'Eric, on découvre d'autres voies de la rue, on entend d'autres voix (témoignages) d'enfants de la rue. Cette pluralité de voie/voix renforce l'effet de réel et la tonalité pathétique. Aussi, le sort de tous ces enfants et le jeu du "je-tu" conduit le lecteur à s'identifier aux enfants. On prend facilement pitié en se mettant à leur place. Le "je" qui parle (Éric) peut être le je qui lit (lecteur) et le "tu" (Touo) à qui le "je" parle est en réalité la société qui doit écouter les enfants de la rue avant de les juger...

    3- La description
       La description a connu son âge d'or avec le roman réaliste ; de Flaubert à Zola, en passant par Balzac, la description apparaît comme l'un des traits caractéristiques de l'effet de réel (Roland Barthes). Eric veut tout dire à son ami pour amener celui-ci à saisir l'essentiel de la voie de sa rue. Il décide alors de donner plus de détails, de décrire tous les << petits faits vrais >> qui l'ont conduit à la rue. Pour ce faire, le romancier situe son récit dans un espace référentiel auquel le lecteur peut s'identifier facilement. La description de l'espace référentiel contribue à l'effet de réel. Dans _La voir de ma rue_ , l'histoire a lieu en différents espaces ayant une qualité référentielle. La ville de Man et ses quartier, les villages de la région montagneuse, le pont de liane,.la ville d'Abidjan et ses communes (Adjame, Yopougon, Plateau), sont des espaces réels qui actualisent ce qui est décrit et renforce l'effet de réel...

 II- FONCTIONNEMENT FICTIONNEL DU PHÉNOMÈNE DES ENFANTS DE LA RUE
       La démarche de l'auteur consiste à montrer les événements qui entraînent les enfants dans la rue. Pour ce faire, il adopte une méthode de cause-conséquence et joue entre interpellation et accusation de la société.

 1- Les causes
        En suivant _La voie de ma rue_ d'Éric et ses amis, on aperçoit une suite d'événements fâcheux qu'on pourrait mettre sur le compte du sort, du destin. Éric se demande ce qui lui arrive, si c'était son destin. L'auteur prend une famille aisée comme support pour montrer qu'en réalité, tous les enfants peuvent être victimes de ce phénomène. La vie réservant des surprises, aucun enfant, quelle que soit sa classe sociale, n'est à l'abri de ce fléau. Aussi la société est-elle responsable en raison de sa négligence, de son insensibilité. La famille, mère de la société est la première responsable. En fait, la cellule familiale est le premier garant de la réussite de l'enfant. Tout part de la famille ; c'est elle qui oriente, qui éduque, qui guide. Quand cette cellule familiale est déstructurée, l'enfant perd tout repère... La famille d'Éric avait était aisée et bien organisée de sorte à apparaître comme étant à l'abri de tout danger, enfin pas le phénomène des enfants de la rue. Mais contre toute attente, cette famille va être frappée par une suite de malheurs. La mère meurt en premier, les enfants perdent leur boussole y compris le père qui désorienté, se montre faible et incapable, il s'assomme donc avec l'alcool. La famille se reconstitue avec une mère-substitut qui ne va pas tarder à faire tomber son masque de bonne mère. Cette reconstitution de la famille enfonce le clou, la cellule familiale se désagrège d'avantage. Les enfants vont connaître le pire avec la famille de leur oncle au village... En un mot, toutes les voies/voix de la rue dans le texte sont généralement nées d'une rupture de la cellule famille, l'origine de la rupture pouvant varier. Les enfants sont la plupart victimes des dérives parentales : père irresponsable, père ou mère-substitut insensible, sans cœur, méchanceté des parents.... En outre, la société (forme policée) de la famille, est également et surtout responsable du phénomène des enfants de la rue, c'est le pont entre la cellule familiale et la rue. Les enfants la traverse pour se retrouver dans la rue ou elle les y jette. La société reste muette, et sans cœur face au drame, à cette crise. Elle feint de ne pas entendre la voix de ces enfants, leurs cris de détresse ; elle ne leur tend pas ses bras et reste insensible à leur malheur. Au lieu de leur venir en aide, elle les accuse, sans leur tendre l'oreille et les comprendre. D'ailleurs, c'est l'État qui les chasse de la cité ; on rase certains quartiers dits courageusement "précaires" et on chasse leurs habitants. Le développement ou la modernité, semble avoir horreur des "pauvres" ; ceux-ci retardent son envol. Ces familles, ces misérables, sont jetés à la rue, avec leurs enfants. (C'est pourquoi certains naissent dans la rue, n'y viennent pas comme les autres). Ces gueux vont alors constituer une nouvelle société au centre et en marge de la Société....

 2- Les conséquences
     Ces raisons évoquées par l'auteur font dire qu'on est tous responsables de ce phénomène, soit on est à l'origine, soit on en est spectateurs passifs. La conséquence immédiate et évidente est de se retrouver dans la rue, y vivre désormais, se soumettre à ses principes, ses obligations...

 2.1. La rue, la bonne mère
     Une fois rejetés par la société, les misérables sont recueillis par la rue comme une mère ; elle leur donne une nouvelle naissance, les habille de ce qu'elle a, c'est à dire de haillons et de froid ; elle leur apprend à voler (tous les sens du mot) de leurs propres bras, leur donne une nouvelle famille (des frères accablés par le même sort), leur apprend une nouvelle langue (le Nushi ici) ; disons elle les éduque, la rue, la bonne mère. Si ces enfants sont "morts" pour la Société, la rue, la gentille mère assure leur résurrection, leur renaissance.

 2.2. Les enfants de la rue : entre centre et marge
 
       On les voit dans nos villes, dans nos rues, sous nos immeubles, ces enfants misérables ; mais en réalité ils constituent une société en marge de la grande Société. On les regarde avec mépris, méfiance, dédain, avec peur. La Société les a vomis là, dans la rue comme des vagues qui ramènent des déchets à la rive. Ces enfants constituent une micro-société à l'intérieur de la Société et peinent à regagner cette dernière; car il existe désormais un fossé entre les deux sociétés. Déjà dans l'expression "enfant de la rue", il existe un signe de distanciation comme si on les montrait du doigt. Aussi, la langue de la rue, le Nushi est un canal qui permet de les identifier et les éviter. Cette langue est d'abord le code d'accès à la rue, elle apparaît comme un gène que les membres de cette société ont en commun de sorte qu'en parlant le Nushi les enfants se reconnaissent entre eux, comme des frères. Éric le " nouveau né" a dû apprendre cette langue pour comprendre ses frères. Parler cette langue, c'est donc appartenir à la nouvelle société (micro) et être rejeté par la grande Société qui ne parle pas cette sale langue parlée par les sales enfants. Le Nushi est ainsi un facteur d'écart entre ces deux sociétés. C'est un langage-espace qui abrite un peuple et qui est parlé dans un espace précis, la rue...

    2.4. Le vol des enfants de la rue : entre nécessité et forme de discours

       Quand la rue donne un abri, des haillons à ses enfants, elle rajoute : < Allez ! Débrouillez-vous pour le reste !>. En effet, vivre dans la rue sans papa-maman est un véritable enfer. Les enfants sont livrés à eux-mêmes , à la faim, au froid. Voler, dérober, agresser; deviennent une nécessité pour se mettre quelque chose sur le corps et sous la dent. Mais au-delà de ce caractère nécessaire, ce banditisme, ce vole qui caractérise les enfants est un discours formulé à l'endroit de la Société. C'est une forme d'expression de leur mécontentement, de leur peine, c'est un cri de cœur qu'on pourrait traduire par ceci : << Si vous ne vous penchez pas sur notre situation, nous allons nous faire entendre en vous volant >>..... 

             Conclusion

 Dans ce récit réaliste, SKZ a réussi à ressasser les causes et les conséquences du phénomène des enfants de la rue. L'auteur démontre que personne n'est à l'abri, qu'il convient de les écouter et les comprendre afin de les réintégrer dans la Société. Il invite donc les ONG, la société, les personnalités..., tout le monde à reconsidérer ce fléau qui est un handicap pour notre société. C'est une oeuvre de belle facture qui se rapproche de certaines positions hugoliennes dans Les Misérables. Hugo qui s'est battu pour le droit des enfants a dénoncé dans ses discours et ses livres le manque de responsabilité des parents et de la société face à la situation des enfants... N'oublions pas que l'avenir, c'est l'enfant ! 

Auteur : Sylvain KEAN ZOHRA
Titre : La Voie de ma Rue

DIGBE, Tato Érick

#dixfoisgbe

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