LA MARCHE DU FEU


POINT DE LECTURE DE LA MARCHE DU FEU

        La marche du feu est marche entre/vers/pour deux Mères : la Mère génitrice, ‘’Niehi’’ , et la Terre-mère, ce ‘’petit pays’’. La mère génitrice est la première mère de chacun et la Terre-mère est la seconde mère de tous ; ce sont les deux qui donnent la Vie. Nin'wlou marche pour redonner à ses deux Mères, le sourire arraché ; pour transformer leur pleur en rire, l’une à cause du poids du temps et des secousses de la vie, « Je pars t’écrire de nouveaux horizons », l’autre à cause de l’amnésie de ses enfants, qui est belle mais laide de la somme de toutes ses crises.

        Alors, « que jouissons-nous du texte ? Cette question, dit Barthes, il faut la poser, ne serait que pour une raison tactique ». Que/comment jouissons-nous de La marche du feu ?

      La marche du feu est une ‘’prose taillée d’une longue métaphore sertie de vers rouges’’, qui crachent le feu ; c’est un chant, qui commence par l’hommage à la mère génitrice, Niehi. En fait, c’est Niehi qui inspire la marche du poète, c’est pour elle qu’il part : « Pour toi/Je pars… », sans la quitter, bien sûr. Pour lui, ‘’tu ne quitteras point ta mère, car avec elle, tu formes une seule chair’’. Partir, c’est partir avec elle. « Je garde dans le cœur de mon sang/Les morceaux de ton souffle ».  Qui veut marcher loin marche avec les pieds de sa mère « prête-moi le bout de ton pagne/Que je m’en ceigne le rein ». Et ce chant à l’honneur de la Mère génitrice, comme ‘’à ma mère’’ de Camara Laye, est une stratégie du poète pour donner la chaleur de chez nous, de notre Terre-mère, à son chant. 

     La marche du feu est  donc un chant qui transpire l’humus de chez nous ; cette prose taillée, marche comme un caméléon en se vêtant d’artifices de différents genres/formes littéraires. Le poème de Nin'wlou est à la fois prose, vers, chant, séance de conte, recueil de sentences qui côtoient le proverbe, ou encore slam, ‘’la poésie des nouveaux mondes’’. Sa poésie est essentiellement parole professée, qui s’inscrit dans l’épuisement du poétique hérité de l’âge classique, en empruntant un langage prosaïque où la métrique perd son latin. Car, Alexandre est mort pour que vive Lao ; adieu donc l’alexandrin afin que s’étire la marche du feu. La parole de feu de Nin'wlou consume le vers classique, le réduit en cendre. Sa poésie, écrite dans une forme très libre, mêle de longues coulées de proses brulantes à des séquences découpées en versets, plus rythmées ; c’est un foisonnement de lyrisme et d’images bellement forgées. 

     La marche du feu est marche métaphorique, avec des images et des symboles jouissant d’une insémination culturelle du terroir « D’un seul écho/Je porte mes sept noms » ; « Ici on éclaire la lune à la lampe tempête ! » ; « Il faudra mouiller plus de lunes pour cuire des boues d’étoiles ! » ; « Combien de poèmes assassiner pour ressusciter nos morts ? » ; « Il fait soir de Marcoussis sur nos accolades arrachées », cette parole est belle ! Et c’est une marche musiquée qui donne à entendre, à travers les jeux de mots et refrains multiples (Zian mon zian par exemple), jeu de réitération, à valeur rythmique. « Et la bise qu’on étreint/Est un bonheur qu’on enfreint », « Fendus au même couteau/Fondus à la même rutilance » …  

       Dans L’avant-marche par exemple, le poète se met dans la posture du chansonnier traditionnel, au centre de la foule, tenant son bissa, pour présenter son chant par l’affirmation négative : « Ceci n’est pas de la poésie… ». Cette présentation nous plonge dans une séance de chant-conte, avec un locuteur (le poète), un interlocuteur (la foule), « Quand d’innombrables ouïes/Drues dressées/Attendent de nous boire » ; le temps est précisé : « La nuit », car les séances de conte traditionnel se font la nuit, autour du Feu, parfois. Et c’est de cette manière, que Ninw’lou entre en dialogue avec Zadi Zaourou, dans Fer de Lance : « Nous voici Dowré/à la racine de la nuit/et la foule compacte/la foule (son cœur son corps et son âme en rut ) /Tiens ferme _ ce bissa_ Dowré mon frère et porte au loin ma voix… »

        Par ailleurs, Ninw’lou est Poète parce qu’il a l’art de dompter le mot. En réalité, en poésie le mot est roi ; il est la pierre angulaire dans la création poétique. Le mot est un être vivant qui a un corps comme nous (pieds bras poumon cœur…), mais surtout une mémoire, une culture, une histoire ; c’est ce tout qui fait le mot, son sens. Est poète celui qui arrive à dompter le mot avec son tout, et lui faire un nouveau visage, lui donner un souffle nouveau au point d’amener l’usager de ne plus le reconnaitre. C’est pour cette raison qu’on utilise les mêmes mots mais on ne fait pas la même poésie. Faire de la poésie, c’est faire la cour au mot, le marier à tel autre mot dans un contexte non ordinaire, pour lui donner un souffle nouveau, afin de surprendre de la belle des manières. 

        Ninw’lou a l’art de dompter le mot ; on ne le voit pas venir, il surprend toujours ;  et je ne parle pas que des néologismes (Motinerie, Écritude), pas que de l’usage des mots du terroir dont il a le secret de rendre si familiers pourtant si étrangers, je parle surtout de la folie de l’oxymore: « brèves éternités » ; « l’endormi éveillé outre-ici », « Et nos fermetés s’entrouvrent » ; « cacophonie des silences » ; des associations les plus osées, les plus inattendues :« étincelles mouillées », « Des cercles de guillemets » ; « la langue-poème de nos immorts » ; « chaque cri est horloge-cloche-os »… et le beau geste technique de ce genre dans le texte, c’est : « Les pas de l’orgueil-tsé-tsé/ Il pique et fuit », je l’ai pas vu venir…que c’est beau ! Il fallait le faire… ! (Clap for him)

     Par conséquent, le langage poétique de Nin'wlou se démarque par une agrammaticalité manifeste ; une syntaxe délibérément fragilisée (le verbe peut se trouver au nord alors que le sujet est à l’ouest) : « Flanc à nos histoires prêté »…, un vocabulaire qui brûle la langue, une diglossie expressive « Mon ni téhé gnmaou dé gnmabi clou ! », un discours poétique expressément hybride, avec l’effet d’autres voix nourricières,  Serge Agnessan par exemple : « Posées sur chaque nuit/Nos lucioles ont le cul en lueur/À tous les Samaké »... Tout texte est dialogue avec d’autres textes, consciemment ou non. Tout texte est une mosaïque de citations (Kristeva Julia). Il ne faut pas, bien sûr, laisser sa voix être noyée par les autres voix. 

     Cette marche du feu ne se fait pas seul (je ne suis pas seul, a dit le poète). La marche du feu se fait à plusieurs, d’où, techniquement, l’écho d’autres voix. C’est aussi pour cela qu’il privilégie le ‘’nous’’, le je-pluriel, pour dire : « je marche avec vous/Marchez avec moi/Marchons ensemble » (nous = je + vous). En effet, la marche du feu est une marche de filiation ; parce qu’il « …nous faudra parler de nos pères à nos enfants. » . C’est une filiation qui se tisse entre le poète et ses pères, verticalement, « Nous sommes enfants à engendrer nos pères » ; entre lui et ses pairs, horizontalement ; entre lui et les tisons survivants ; les ‘’immorts’’, symboliquement, « S’il m’en reste un sanglot/Je veux l’allumer/Dans le creux de cette ligne/Pour ceux endormis trop longtemps/Pour être des nôtres/Partis de nos yeux/Pour l’éternité de nos mémoires »... 

        La marche du feu est surtout un chant d’espoir et de résilience ; c’est un chant d’espoir pour des horizons nouveaux. « Et le rire de l’espoir/Craquelle l’os des chants d’agonie/Vulnérant la faim des épitaphes ». Le poète invite ses pairs à rejoindre la marche pour transformer notre passé horrible si présent en aube nouvelle. Il faut, cependant pour marcher, marcher avec hier ; il ne faut pas avancer la mémoire amputée. Il faut marcher avec nos oublis, nos soupirs, lutter contre les « ressacs de l’amnésie », pour ne plus dormir les mêmes nuits de massacres. « Et nous marchons Guitrozon/ À tous les carrefours menant le pleur à l’espérance ». Il faut marcher pour ‘’enjamber cette longue nuit’’ afin d’arriver au ‘’jour éternel’’.

         La marche du feu est l’affaire des ‘’chercheurs d’aurores, ‘’encenseurs d’aube éternelle ‘’pour conjurer un pleur, une guerre, un silence, la mort’’ ; pour panser les plaies insomniaques de « deux mille deux…pour racheter deux milles onze ». Cette Terre-mère «  ...affamée/Par nos safres soifs », a besoin d’amour. Si le langage poétique de Ninw’lou raffole d’oxymores, c’est justement pour nous inviter à nous unir, à nous aimer dans nos différences, à marcher ensemble malgré tout sans attendre que 6 devienne 9. 

     Et la typographie des vers renforce la beauté de la marche du feu ; des vers, seuls sur une page entière, comme si le chansonnier mettait une pause pour dire un proverbe, une sentence, une parabole. Ces vers faussement solitaires semblent diviser le texte en différentes parties/différents textes de slam ; mais marquer une pause n’est pas s’arrêter ; car, c’est le même sang qui coule dans tous ces vers, c’est la même marche qui les enjambe.  Et c’est une belle manière de passer du Texte de slam au Texte de poésie…

       On pourrait reprocher au poète un certain penchant pour le dire-autrement, une reprise-autrement-du-même. On a l’impression que le poète reprend autrement par moments les mêmes images, sinon les mêmes structures (il nous en dira plus), même si la réitération est trait essentiel de la poésie.  Ce qui pourrait ralentir la belle marche…

      Pour ne pas conclure, il faut lire Nin'wlou, il faut le lire, attentivement, pour se délecter de sa belle parole, pour apprendre à ajouter de la braise à la braise, il faut rejoindre la marche. Réussir de cette manière son premier coup, son premier jet, il faut être grand quelqu’un…Il peut paraitre hermétique, mais on n’exige pas de la poésie _musique de l’âme_ de nous émouvoir par le sens... 

Auteur : Nin'wlou

Titre : La Marche du Feu (2021, Éditions Zadié, prix national Bernard Dadié du jeune écrivain 2022, Salon International du Livre d'Abidjan, SILA) 


DIGBE, Tato Érick

#dixfoisgbe 

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