J'ECRIS DE PROFIL

 

POINT DE LECTURE DE J'ECRIS DE PROFIL

  
      Dès qu’on commence à lire « J’ECRIS DE PROFIL », on remarque illico un grand désordre, le beau désordre, de la folie généralisée ; tout parait en substance illogique. Le poète veut rendre son texte laid_ il ne le cache pas_ pour lui donner de la beauté, rendre son texte laid pour peindre ce monde mal ordonné, dit-il. D’ailleurs comment écrire en ordre quand on écrit de profil ?
      Dans une démarche de recyclage à outrance, le poète entre en dialogue avec des auteurs connus, ses maitres, pour vomir sa haine contre toutes les fausses vérités concernant le peuple noir. La plume du poète déconstruit, desémantise, resémantise, rebaptise même le Cahier d’histoire du nègre. En réalité, il procède par des transferts, des transpositions, des réappropriations , et confère ainsi une beauté impure à son poème au sens de Guy  Scarpetta. Placide Konan réutilise des éléments anciens, garde leur matérialité et leur donne une résonnance nouvelle (plurielle).
        Ce texte est beau pas du fait de sa nouveauté, non, mais du fait de combiner, de mélanger, de coller, ou encore de ‘’gâter’’ avant de reprendre d’une manière nouvelle. Placide veut gâter pour refaire. Ce poète est plein de rage, c’est le tigre qui crie sa tigritude, bondit sur sa proie, lui griffe le corps, pour lui refaire un nouveau visage. Ce poème, assemblage d’éléments épars pris de part et d’autres, et mis dans un nouveau cycle de production, est constamment instable. Et c’est là que réside sa beauté, c’est-à-dire dans le désordre, la belle laideur.
      Placide Konan  est en transe, ou disons de la belle manière, Placide est fou ; et il donne de sa folie à son texte, alors tout se renverse _il écrit de profil_ Après que Césaire est parti, Placide prie pour le « Retour de son pays au cahier natal », afin de réinterroger l’identité nègre dans ce ‘’sale cahier d’histoire’’ où l’histoire a perdu sa mémoire, où « Dieu est blanc ». Le poète veut réécrire l’histoire du noir, la « vraie », où « Samory serait De Gaulle/ Les peuls verraient la terre tourner avant Copernic/ Christophe Colomb découvrirait les Ėtats-Unis mais pas l’Amérique/Magellan ne serait pas passé à Abobo… ». Il trouve que ‘’ces mille histoires nègres sont racontées à l’envers, inversées, fauchées’’, elles sont « mille mensonges/mille douleurs » ; et espère qu’en ‘’jetant sa canne à vers, il repêchera une lettre au moins de notre histoire, la vraie’’.
       La folie de placide s’empare donc de son texte ; il se plonge dans une prière folle : « je vous remercie mon noir/ de m’avoir créé dieu » ; il prie pour les « bois debout de Dieu » pour une « Afrique de boue ». Le poète réussit à faire asseoir Soyinka et Senghor à la même table pour leur demander des comptes, qu’il rendra sûrement après à Dieu quand il lui demandera ‘’pourquoi il est noir ‘’ : « Nos pères semblent être morts nègres pour rien ou peut-être pour quelques Euros / Est-ce que la négritude avait la couleur de notre teint…/Notre colère ne serait pas la négrisation de l’Europe/Non elle serait un amour… ».
      Chez Placide Konan, Didiga n’est plus le récit des prouesses du héros Djergbeugbeu et l’art de l’impensable, mais il devient l’art de la folie. Et le chasseur n’a plus de Fer de lance, mais un vers de lance, une pierre de lance; encore qu’il ne va plus à la brousse mais en ville, à la chasse de l’animal à visage humain. Il part aussi chasser le coq, le cochon dans les bureaux du Plateau… (Faut croire que ce poète est fou)
       Le beau désordre se traduit également par des jeux de mots, des structures d’images assez étranges, burlesques, et quasi surréalistes, des couples de mots en ‘’iels’’, des oxymores les plus osés, des affirmations négatives, des associations de tout ordre, enfin de tout désordre, qui flirtent avec l’illogisme… « J’ai écrit ce texte /Pour cesser d’être poète », « … deux voleurs feraient un policier », « La vie est un homosexuel/Qui fait l’amour à lui-même », «…mon avenir passé », « Je regarde/Ma mémoire/Jouer à la marelle/Avec l’oubli » , « Il se mettra à cheval sur un soleil », « Le sang mourir de soif » ; « Qui ne savent pas lire/ Entre les linges sales » ; « Des collines/Nullipares/De nulle part » ; « Et le ciel/Forcé de sourire/Pleure » …
        Et ce poème à long cours se veut avant tout oral ; la poésie, une parole qui doit être dite. Placide est le coq qui chante, mieux, le coq qui slame. Son poème est un slam qui privilégie la réitération, l’adresse directe au lecteur/l’interpellation directe du lecteur. Écrire de profil, c’est slamer, c’est crier. La colère de Placide est « le slam qui tutoie le monde mal ordonné ».  Le poème débute par un dialogue avec Dieu_ souffrons que le poète soit l’élu de Dieu_, ce qui fait du poème une prière symbolique adressée au divin. On retrouve les traces de la prière tout au long du poème.  Aussi quand la folie s’empare-t-elle du poète, il se parle à lui-même_ qui est aussi parler à Dieu_ à travers un monologue bipolaire (p.33). Devenant assez fou ; il s’aperçoit un « vilain sorcier » avec qui il lutte sa langue, son âme…
       Mais désordre trop désordonné, rend laid ce poème à certains égards. Le texte parait quelquefois laid, la laide laideur. Le désordre sur lequel repose la beauté de ce texte n’est pas toujours ordonné. On tombe dans l’excès, dans le désordre désordonné, dans la facilité. Le poète semble souffrir d’une ‘’bibliobésité’ » ; il a assez lu et veut s’inspirer de la somme de ses lectures. Alors on passe d’un dialogue avec Césaire à un dialogue     avec Sembène Ousmane en passant par Zadi Zaourou ; de la négritude à la critique sociale…, sans qu’on ne sente qu’on ‘’partait là-bas comme ça’’. On veut tout dire à la fois, presqu’au même moment…  Quelques jeux de mots ou comparaisons assez faciles, très faciles ou déroutants ou confus. On compare le sec du soleil à l’éclat de « dents de femme en décembre », à un spectacle de slam, la foule aurait éclaté de rire. Mais ici…  « Je suis/ Haine viscérale du poète/Lui-même/Amant fou de la folle/Qui aime à la folie » ; « La couleur de ma peau/Est une femme morte » ; « Alors ils chantent …Toute leur négritude/A fond/Au fond/Aphone » ; « Je suis/ C’est moi » ; « Le tolet n’est pas qu’une gonade » …
     En fait, la poésie de Placide épouse l’esthétique du couper-décaler où la beauté réside dans le désordre. Quand il nous dit : « Ne cherchez pas de la beauté dans ces vers, il n’y en a pas, on ne rime pas un texte qui parle d’un monde mal ordonné », j’entends la voix bruyante d’Arafat Dj disant « ne cherchez pas à comprendre, dansez seulement » ; comme Katcha Welcome  qui dit : « ne cherche pas à comprendre, écoute seulement ». J’ai envie de dire que dans ce texte, le beau et le laid ont la même garde-robe (ne cherchez pas à comprendre, lisez seulement).
       Il y a donc du sens à voir en ce poème-slam du style couper-décaler, avec des images à l’allure de punchlines assez légers_ le titre est d’ailleurs devenu un concept ici comme ailleurs_ Peut-être, doit-on lire ce texte sans oublier qu’il est un slam…Et une dernière lecture est nécessaire, il y a encore des coquilles têtues. Il manque même l’accent aigu de  ‘’ECRIS’’ dans J’ECRIS DE PROFIL pour crier fort…

   On pourrait étudier l'’oralité dans ce texte, en montrant comment il fonctionne comme un slam. De même, faire une analyse stylistique comparée entre la création poétique de Placide Konan et la création musicale couper-décaler, l’exemple de Arafat Dj.

Auteur : Placide KONAN

Titre: J'écris de Profil (2018, édition Plume Habile, Prix National Horizon 2019) 


DIGBE, Tato Érick

#dixfoisgbe

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