COMME UN POÈME

 POINT DE LECTURE DE L'AFFRONT SE LAVE DANS LE SANG


        "L’affront se lave dans le sang", un récit qui court comme un poème… Quand un poète se met à la prose, soit il sublime tout de suite son lecteur, soit il tombe dans l’excès à force de vouloir infuser le sang d’Orphée dans le corps de chaque mot… Ce livre est plus un poème ; le ton est donné par la première phrase du texte, « Le soleil, au zénith, est en feu. » Et cette phrase donne plus ou moins une idée de l’écriture d’Abdal’art…

         L’affront se lave dans le sang, histoire rocambolesque d’une nymphomane (assez originale), qui ASSOMME tout homme (un objet vivant avec une verge) qu’elle rencontre sur son chemin à l’aide de son arme redoutable, son sexe… Que celui qui n’a jamais succombé à cette arme serre sa ceinture…bref. On laisse le résumé aux ‘’résumeurs’’. Ce qui est intéressant, c’est la coque du récit, qui plait procure du plaisir. L’auteur nous livre à la fois un récit hardi et déroutant. Son écriture se démarque par son caractère innovateur. Il y a une négligence délibérée de la syntaxe de la grammaire française. La phrase se fragilise... Le syntagme nominal est régulièrement porté disparu ; des mots suffisent pour construire des phrases entières ; de longues phrases rythmées par des virgules ; et un jeu de ponctuation assez osé… Ici une phrase ne commence pas que par une majuscule, mais aussi par une minuscule ; commence ou se termine par un point de suspension… Le dialogue ne se laisse pas reconnaitre illico par des guillemets et des tirets ; c’est en lisant qu’on réalise qu’il y a différentes répliques… et c’est beau...


En fait, Abdal’art ne se laisse pas surprendre par sa sensibilité poétique, il la convoque expressément et la met au service de la construction du récit. Cela se voit non seulement du point de vue de la typographie (alternance entre phrases et vers sur les pages) mais aussi du point de vue de l’énergie poétique qui se dégage des phrases. <<Les réverbères jettent leur dévolu sur l'obscurité qui part à regret sur la pointe des pieds... >>. Dans le récit les phrases se vêtent comme des vers.  On lit des pages comme on lirait un poème. Il faut ouvrir les yeux sur le corps de ce texte, pour découvrir le plaisir…

      Autre chose intéressante, c’est le choix du présent comme temps narratif. Le présent d’énonciation, le présent de narration, le présent de description, rendent plus vivantes les actions, même celles passées. Ce qui donne l’impression de direct, de l’immédiat, du momentané et trouve facilement l’adhésion du lecteur aux actions narrées. Le présent narratif qui a cette capacité d’actualiser les faits, confère à l’univers textuel une tonalité réaliste. Cet effet de réel est renforcé par le choix des lieux à valeur référentielle qui abondent le texte... Ou encore quand l’auteur nous (re)plonge dans l’Afrique traditionnelle avec l’art du griot et toute la culture qui va avec…  On se retrouve entièrement dans le texte. Et on veut toujours découvrir la suite...

    Mais quand on lave trop le VERRE, il y a plus de risque de le CASSER. À force de poésie, Abdal'art  dégrade l’éclat de son récit. On tombe facilement dans une confusion entre la linéarité de la prose ( oratio prosa = discours qui va de l’avant) et la circularité du vers (versus = le fait de tourner). En clair, la phrase d’Abdal’art tourne en rond ; elle tourne comme un vers. Les nombreuses descriptions, la réitération des mêmes éléments, empêchent le discours d’avancer et lui confère quelque lassitude. On décrit, on décrit, encore, la beauté de la nymphomane, de sa fille, du lever du soleil sur toutes les pages. On répète, on se répète. Par exemple : « ils sont eux aussi attirés et fascinés par cette beauté au-delà de la norme », (p21)/ « Vipérine est de ces femmes dont la beauté est au-dessus de la norme », (p 24)… Et à toutes les pages, on décrit sa beauté. << Vipérine Kétébo est belle, telle une mangue mûre, appétissante, attirante, aguichante, affolante, affriolante...allumeuse en plus>>. Des pages entières pour décrire la beauté de la nymphomane, et on reprend, comme si le narrateur était lui-même tombé amoureux d'elle (pas l'auteur, j'imagine...). La description n'est pas mauvaise en soi, mais quand on tombe dans l'excès, elle empêche le récit de continuer sa marche.

Il en est de même pour le soleil qui est omniprésent dans le texte (l’auteur nous expliquera cette obsession pour le soleil, sûrement), au point où il devient un personnage. La première phrase du texte parle du soleil en feu. Et tout le reste… « Dehors, le soleil continue de barioler le tableau du jour de son jaune feu », p2O ; « le soleil continue continue de chamarrer le tableau du ciel », p26 ; « Le soleil continue de s’amuser à barbouiller l’horizon », p.31 ; « Dehors, le soleil continue de se prélasser … » ; p47 ; « Le soleil est là, Ouvert, large, cruel, rouge, feu, incendiaire », p56 ; « immolation par le feu du soleil », p57 ; « Le soleil rit aux éclats », p63 ; « Le soleil ne verra pas cette scène. Car, il est déjà couché », p63 ; « Et une encore, le soleil se sera couché sans avoir vu la scène », p109…  Tous les chapitres ou presque commencent par un clin d’œil au soleil. L’auteur serait-il sous l’effet du « Au bout du petit matin » de Césaire ?

     Aussi, la manière dont le texte communique avec d’autres textes n’est pas assez élégante. Il est difficile de comprendre pourquoi on cite un livre et on se sent dans l’obligation de donner le nom de son auteur et même d’en faire un résumé dans le texte(pas en note de bas de page ni en fin de texte), après avoir mis le titre en italique. Cette manière de faire rend moins élégant l’intertextualité(l'un des procédés narratifs ici). Page 19, « Même Zakwato, l’oiseau-gardien de la mythologie Béthé, ne se serait pas coupé les paupières… » ; pourquoi faut-il préciser ici dans le texte que c’est l’oiseau-gardien de la mythologie Béthé ? Page 53 « La nervosité se mêle à l’anxiété. Une accalmie…/et…le monde s’effondre (en italique)… ». Pourquoi après avoir mis ce titre en italique, on rappelle encore qu’il est de Chinua Achebe, que le titre semble cadrer avec la situation du personnage, et rajouter : son monde s’effondre ?  Page 98, on cite « Le bonheur est une métaphore », on précise dans le texte qu’il est de l’écrivain ivoirien Inza Bamba ; on fait une sorte de résumé du livre. Mais, comme si cela n’était pas déjà assez, le NARRATEUR fait des commentaires sur la poéticité de l’œuvre, il précise même que l’œuvre est d’une rare finesse. On est pourtant dans un récit pas dans un point de lecture. Et même à la page 57, pourquoi mettre Gbaka en italique et préciser encore « véhicule de transport en commun » ? Mettre déjà un mot en italique est fort éloquent... 

   Des précisions à l’intérieur du texte qui rendent ce procédé moins élégant ; l’auteur sait qu’on ne donne pas tout au lecteur, en tout cas pas de cette manière, que le lecteur participe aussi à l’écriture… L’intertextualité devait se traduire par des allusions, des réappropriations, des resémantisations, des réutilisations, des recyclages…et non par de collages ou rappels simples. Mabanckou le fait si bien dans ‘’Verre Cassé’’. Et chez nous ici, chez Pierre KOUASSI dans "Dans ce foutu pays’’ : « je dors au milieu de ce tintamarre, du coassement interrompu des ‘’crapauds-brousse’’, qui ont décidé d’émigrer dans cette ‘’Ville cruelle’’, d’envahir ‘’La marre aux crocodiles’’ de la capitale »...

      Et pour finir ; quelques petits détails qui ont échappé à la vigilance du dernier lecteur. Il est plus juste de dire « Puis, il réalise/il se rend compte (comme à la page 59) que c’est le pied gauche qu’il a mis dehors », que de dire « Puis, il se souvient... », p.55. À la page 91, dans la même phrase, le même nom change d’orthographe « Jimmy » devient « Jymmy ». Page 101, je crois que c’est plutôt « statues » et non « statuts » ; « endormi », p14... 

      Comme pour conclure...Abdal'art écrit bien. Dans notre écosystème littéraire, actuel, ce n'est pas toujours évident de tomber sur un RÉCIT bien construit...

Auteur : Koné Abdal'art

Titre: L'affront se lave dans le sang (édition Zadié)

DIGBE, Tato Érick

#dixfoisgbe

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