LE VERS MÛR

 POINT DE LECTURE DE "POÈMES SAUVAGES ÉCLAIRÉS AU FEU DE BROUSSE"


         "Poèmes sauvages éclairés au feu de brousse" ou le vers MÛR ou la parole DENSE… Quand Henri Nkoumo enterre le corps de son amie Henrike Grohs dans la paume d’un poème : « porté par les muscles de mon poème ». Quand il fait coucher ce corps sans vie dans le lit d’un poème fleuve, fleuve de larmes ; poème fleuve qui coule sans cesse, sans fin comme ses propres larmes. Il se vide de toutes ses larmes, de toute sa douleur. C’est un poème-linceul sur le corps inerte de Henrike tuée brutalement le 13 mars 2016 lors de l’attaque djihadiste à Grand Bassam. Ah comme c’est beau quand un poète pleure ! Tout le monde ne sait pas pleurer car pleurer est un art. Et la beauté des larmes de Nkoumo donne envie d’applaudir ! 


        L’uniVERS du texte est sombre. DEUIL ! Chaque mot porte le deuil. De la froidure dans le nerf des mots. En clair, chaque mot est une goutte de larme. « il fait si froid dans le soleil/si froid dans mes mots ». La « mort brutale » de son amie a provoqué en lui un choc terrible au point de perdre la langue et laisser ses larmes s’exprimer. Et dire que c’est un poème élégiaque peut sonner comme un euphémisme, ce poème est une oraison funèbre. « tu as ouvert la porte de ma gorge aux eaux écroulées sous la colère des balles, Henrike ».


        À propos c’est quoi la poésie ? C’est le monde des juxtapositions, des associations les plus étranges, les plus osées, les plus inattendues, qui créent la SURPRISE. Pas de poésie sans surprise. Non ! Et c’est comme ça que nait la métaphore (cœur de la poésie). « les larmes du soleil coupées en quatre comme la bête saignée dans la gourmandise des primates ». Le monde de la poésie, c’est en effet le monde de la rencontre d’éléments qui ne se connaissent ni d’Adam ni d’Êve, mais que le poète réussit à unir par je ne sais quelle magie, des rencontres qu’on ne peut imaginer, qu’on ne voit pas venir, et dont la beauté traverse tout l’être du lecteur. « et nous buvons à la force imbécile des bombes/et des camions-bélier et des kalach sauvages ». Nkoumo est maitre des rencontres poétiques les plus inattendues. « ta mémoire/dans nos poches »/ « un nuage poilu plus agressif qu’un piment de grand âge ».

     La métaphore coule dans les veines de chaque vers. De la POÉSIE, de la GRANDE ! « à la place des oiseaux, il y avait des balles habillées d’ailes sombres ». Nkoumo ne pleure pas pour pleurer. Il VERSe des larmes dont la beauté ne peut pas ne pas éblouir.

« de grands cris dans ton sang déversé dans cette partie de chasse à l’homme »/ « cris barbus »/ « le cauchemar gros comme un furoncle »/ « mes étoiles explosées au fusil »/ « le souvenir de couteaux à visages de faim…»/ « sans même un épi d’aube à palper »/ « une raideur qui ligote mes sommeils »/ « bruits morts »/ « lumières amères »…


     Aussi, c’est Dieu qui a fait naître l’amitié entre le poète et la disparue à telle enseigne qu’il a voulu que leurs prénoms fussent « Henri et Henrike ». Ce n’est pas un simple hasard. On peut dès lors mesurer le degré de leur amitié et la douleur qui découle de la disparition de l’autre, la chère amie. « et tu sais que je suis bien en toi Henrike »/ « c’est ta vie dans ma voix ». Elle est présente dans chaque vers, le jeu poétique du « je-tu » est fort éloquent à propos. Les mots sur ces pages sont donc remplis de colère (poèmes sauvages), la colère de l’ami intime; car un être humain est une conscience unique et irremplaçable. Et voir son amie qui était remplie de vie, couchée, le corps froid rempli de silence, suscite colère et larmes et délire : « Marouaabcdefghijklmnopqrstuvwxyz ». Métaphoriquement, ce poème est une stèle qui porte témoignage de l’existence de son amie. 


       C’est pour cela que le « e » final du nom de son amie sonne comme un cri de douleur, de grande désolation : « ô Henrike ». En réalité, le « e » final renvoie à « eeh ! » Le poète pleure en appelant son amie dans l’espoir qu’elle réponde. Mais c’est le silence qui lui répond… Et ce cri de détresse est renforcé par le « et » qui rythme le poème en introduisant quasiment chaque vers comme la première note d’une messe de requiem. La réitération de cet élément, donc de ce cri, est moyen d’intensification de la douleur. Parce qu’en pleurant son amie, le poète pleure également toutes les autres victimes d’attaque djihadistes, partout dans le monde. On ne pleure jamais un seul mort… Il pleure « toutes les vies raccourcies par les attentats », de Mogadiscio, Ouagadougou, Bamako, Barcelone…


         Mais malgré tout, le poète rêve de futur meilleur. Il refuse d’abord la mort de son amie et lui donne même la parole (page 67). Le poète croit que les morts ne sont pas morts, en tout cas pas son Henrike. « il te faut donc renaitre Henrike/renaitre dans les bras du rêve », « et tu reviendras de derrière la vie/et tu seras sans canne debout comme la vie ...», et l’anaphore en « viens » (pp.91.92), est un appel à son amie.

      Ensuite il rêve de futur sans festival de bombes et de camions-bélier, un futur où les religions seront sœurs dans leur différence : « et nous seront les assoiffés de la croyance en l’homme/et nous serons tous les fils d’un même Dieu… », où les différentes croyances cohabiteront sans amour de kalach. Il a la foi, « ce jour-là » arrivera sans doute. « et nous serons Coran et Bible et Torah et Bouddah et tous les dieux connus et méconnus… ».

Ainsi, à partir de la page 73, on remarque un changement de temps verbal, le poète parle au futur, le futur simple d’espoir qui l’emporte sur le présent de tristesse d’attaques, de morts, le présent de désolation. « le futur simple ô temps des rencontres bleues qui n’ont point peur des religions ».


     Toutefois, j’ai lu ce texte de l’auteur avant de lire son premier texte ‘’Morsures d’Ėburnie » et j’avoue avoir eu l’impression de lire quasiment le même texte. Le poète semble trainer une douleur incurable et chaque mort le ramène à ladite douleur. Le poète pleure mais pleure de la même manière. La ressemblance entre ses deux textes me parait grande : entre les images, entre leur structure…Doit-on penser comme ceux qu’ils disent qu’on n’écrit qu’un seul livre, qui engendre tous les autres textes ou les tuerait même, et qui réclamerait éternellement le droit d’ainesse ?   


       Je compare ce poème, le deuxième de l’auteur, à l’ouroboros, ce serpent qui se mord la queue, symbolisant l’autofécondation ou l’éternel retour à l’état initial. Une sorte d’auto-cannibalisme poétique où le poète se nourrit de ses propres vers pour avoir la force d’en écrire à nouveau, comme le grillon qui se nourrit parfois de sa propre aile pour lutter contre une malefaim. En attendant l’avis de lecteurs sérieux (pas de tourneurs de pages), sûrement que je me trompe, je partage ici la fin des deux poèmes.


       1. Morsures d’Ėburnie 


« il fait nuit sous nos paupières


et nos yeux attendent d’être l’étendard


du sommeil heureux


et nous serons la force irradiant la dernière pagaie


du voyage


pour conter au futur son devoir d’horizon »


     2. Poèmes sauvages éclairés au feu de brousse


« et la patience de nos yeux fera cuire la pierre qui fermait


les jambes du chemin


car le futur nu est de notre temps


ô voyage »


      "Poèmes sauvages éclairés au feu de brousse" est cependant l'un des plus beaux textes de notre espace poétique actuel. Je l'ai lu, je l'ai relu, je le lirai encore et encore. HENRI NKOUMO EST POÈTE.


Auteur : Henri NKOUMO

Titre: Poèmes sauvages éclairés au feu de brousse (Éditions Eburnie, 2019) 

DIGBE, Tato Érick

#dixfoisgbe

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