C'EST ENCORE LOIN PARIS ?

 DESTIN DE FEMME OU DESTIN D’UNE MIGRANTE DANS « C’EST ENCORE LOIN PARIS ? » DE ARRON JACOB EKISSI, LORS DE LA DÉDICACE OFFICIELLE


 Chers amoureux du livre, il me revient la lourde tâche de présenter le mets que nous avons au menu du jour : « C’est encore loin Paris ? » de Arron Jacob Ekissi. Présenter un livre, faire la critique d’un livre, est une énorme responsabilité. C’est aller creuser dans l’inconscient du texte pour mettre en relief pas que ce que l’auteur a dit, mais surtout comment il l’a dit, comment il aurait pu le dire, ce qu’il n’a pas dit, clairement, ce qu’il a suggéré, ce qui fait l’originalité de son écriture, ses manquements…en un mot, la littérarité de son texte au sens jakobsonnien du terme. Faire la critique c’est donc descendre dans les profondeurs abyssales du texte pour faire ressortir la poétique de l’auteur. Cela relève donc d’une véritable gageure.

              « C’est encore loin Paris ? » de Arron Jacob Ekissi, un roman de 145 pages édité et publié par Gnk Edition en décembre dernier. Dès qu’on tient le livre en main, la première de couverture nous donne illico des idées sur l’univers textuel. La Tour Eiffel dressée dans le ciel, qui brille de mille éclats, une jeune fille vêtue d’une robe bleue tenant un sac à main sur lequel est gravé le drapeau ivoirien, coiffée d’une belle tresse. Ce qui nous autorise à dire que cette jeune fille est une ivoirienne. Elle semble se trouver au bord d’une étendue d’eau qui la sépare de la Tour Eiffel vers laquelle elle est tournée. Aussi, le reflet de la Tour apparait dans l’eau et donne à celle-ci de son éclat lumineux au point où l’eau apparait sous une teinte multicolore qui tire vers le bleu blanc rouge, le drapeau français. En clair, cette première de couverture présente une jeune ivoirienne qui entreprend de rejoindre la France en occurrence la ville de Paris. De loin, la tour Eiffel, sinon Paris, scintille à ses yeux et la fait rêver. Paris c’est le rêve, métaphore du Paradis, l’eldorado, qui brille, qui fascine, qui séduit, avec sa lumière envoutante. Mais comment traverser cette étendue onduleuse pour réaliser son rêve ? 

       C’est encore loin Paris ? est le titre qu’Arron Jacob Ekissi a choisi pour nous plonger dans les méandres du phénomène de l’immigration des jeunes africains vers l’Europe. Ce titre est prémonitoire d’une odyssée épineuse caractérisée par une avalanche d’événements fâcheux d’une jeune ivoirienne vers Paris. Même si la mobilité est propre à l’homme et que c’est par elle que les régions du monde se sont peuplées, ces dernières années ont vu cette mobilité se transformer en un véritable phénomène social qu’est l’immigration illégale avec son corollaire de conséquence désolantes. Les jeunes africains, pour des raisons peu variées, sont de plus en plus tentés par l’immigration clandestine pour rejoindre l’Europe, leur eldorado. Ce fait n’échappe pas à la vigilance des écrivains d’ici et d’ailleurs, car ce fléau touche tous les domaines de la société. Pour les jeunes africains, Paris c’est le Paradis, Paris c’est un pari qu’il faut essayer ; ils sont prêts à se jeter dans les griffes de la méditerranée, dans l’enfer du sahel… « Tous les moyens pour moi sont admis pour quitter ce pays qui est mien, mais qui me laisse triste. En France on paye mieux qu’ici… », p18. 

     C’est l’image paradisiaque qu’on a ou qu’on se construit de Paris qui constitue la substance nourricière du rêve déclencheur du désir de partir. Pour justifier leur départ, les jeunes africains migrants dressent un tableau sombre, macabre, ténébreux de leur société d’origine au profit d’une image embellie de Paris. Il s’en suit une guerre de l’image entre la société regardante et la société regardée. En réalité, on trouverait logique si le sujet parlant donnait une image fort méliorative de sa société d’origine ; mais que nenni ! C’est la société regardante qui est étrangement présentée comme un enfer « l’enfer sur terre », (p.24) et la société regardée comme le paradis. Le texte se construit suivant ce schéma opposé entre une Afrique moribonde et une Europe scintillante. Ainsi, même si l’auteur crée une circonstance pour justifier le départ d’Aïcha, c’est-à-dire le drame familial, le viol incestueux…, on est surpris par l’esprit profondément naïf de la jeune fille qui ne souffre pas un seul instant pour accabler l’Afrique de tous les maux et même banaliser son viol, « Le viol n’est pas la première raison qui me faire fuir mon pays. C’est la misère de cette jeunesse délaissée par ses dirigeants politiques, la galère de ces nombreux étudiants qui finissent par faire du chômage, une habitude professionnelle… Rien ne va, rien en marche…tout est bloqué », p22-23. Le récit fonctionne ainsi jusqu’au moment où Aïcha ne trouve plus un point bleu dans le ciel où dort son rêve, où la tendance se renverse comme le reflet de la Tour Eiffel sur la première de couverture : le paradis deviendra infernal et l’enfer se revêtira d’une toge paradisiaque. 

       On comprend donc, que la véritable raison que l’auteur donne au départ des jeunes est la naïveté de ceux-ci due aux manques d’information sur chacune des sociétés. C’est cette naïveté qui caractérise Aïcha, qui la pousse à renier radicalement sa terre natale avant d’y retourner plus tard, bredouille, malade quand elle aura touché le bout du tunnel. « Il est préférable de mourir dans l’eau plutôt que ne pas trouver de l’eau à boire par manque de moyens et à en mourir. Au moins, je mourrai le ventre plein d’eau », p.25. Alors pour décrire cette odyssée infernale, l’auteur subdivise son texte en quatre parties qui relatent les circonstances de la naissance du rêve d’Aïcha jusqu’à sa chute. La première partie non numérotée jouant le rôle d’introduction est intitulée « Entrée » comme si l’auteur voulait servir au lecteur un plat d’entrée avant de gouter au menu à proprement dit.  Elle relate les circonstances qui ont déclenché le désir de partir. La seconde partie s’intitule « L’utopie d’un premier voyage » et relate les péripéties du voyage d’Aïcha et ses compagnons migrants. La troisième partie s’intitule « De la rue à la route » et met en évidence les souffrances dont elle est victime quand elle arrive en France, précisément à Marseille. La dernière partie intitulée « Au bout du tunnel » fait cas du rapatriement d’Aïcha. Au bout du tunnel, elle rentre au pays, malade du VIH/SIDA, désenchantée. Elle réalise que son paradis est sur terre, enfin, je veux dire sur sa terre natale. 

    Tout ce voyage Abidjan-Maroc-Marseille-Paris-Abidjan se fait dans un langage clair accessible à tout lecteur. La simplicité de la langue rend la lecture de ce livre très digeste. Par ailleurs l’un des aspects alléchants de la poétique de Arron Jakob est sa création onomastique. La sagacité dont il fait preuve pour créer les personnages est remarquable. Le nom est une identité, Hugo l’a dit. Tout auteur sérieux sait que trouver le nom du personnage fait partie intégrante des étapes de la construction de cette catégorie narrative.  

    Le personnage principal s’appelle Aicha. Le prénom fait d’emblée penser à une jeune fille, sans doute naïve. Mais au-delà Aicha est une variante francisée d’Aisha qui signifie celle qui vivra ou la vitalité en Arabe. Elle fut la troisième épouse du prophète Mahomet (paix et salut soient sur lui), mais aussi et surtout sa favorite. Ainsi, malgré tout le malheur qui s’abat sur elle au point d’apparaitre comme un être cloué par le sort, elle arrive toujours à retrouver le sourire, à survivre, à se tirer du sort. Pour traduire cette présence de Dieu dans la vie d’Aicha, car le prophète ne pourrait laisser sa favorite souffrir éternellement, l’auteur crée les circonstances de sa rencontre avec la famille Bondieu. Mme Bondieu est sans contexte une suite logique de la présence de Dieu dans la vie de la jeune fille. Elle devient une seconde mère envoyée par Dieu pour délivrer Aicha. Même si elle a tout perdu au départ, et a cru être détesté par Dieu au point de nier son existence, l’être suprême a resurgi en la personne de Bondieu. Elle est devenue alors Aicha Bondieu.

      En outre, Aicha peut se lire « achat » et même « rachat ». Ce qui renchérit l’idée de la présence de Dieu dans sa vie ; car elle perd d’abord toute sa famille et est violée par la suite par son oncle, mais Dieu la rachète et lui donne une seconde famille ; la famille Bondieu (Dieu est bon). En clair, Aïcha est achetée par son oncle qui fait-elle un objet sexuel, puis une fois en France, à Marseille, elle est devenue une marchandise, un objet sexuel qu’on achète pour son plaisir. Cependant, elle est rachetée par Dieu par le biais de la famille Bondieu et Yves Adré, son ami, pour recouvrer le sourire de vivre. « Je pouvais tout dire de Dieu, mais il n’avait pas complètement lâché ma vie…Dieu était pour beaucoup », p132.

    On peut voir également cette richesse onomastique à travers le nom du personnage Boris dans l’œuvre. Cet agent collaborateur de Monsieur Ballo avait fait bonne impression à Aicha à leur descente du vol. En fait, dans Boris, il faut entendre « beau risque ». Ce personnage se montre gentil au départ pour avoir la confiance des migrants avant de montrer son vrai visage quand ceux-ci sont tombés dans son piège, c’est ce double visage que traduit implicitement son nom, Boris, c’est-à-dire « Beau risque ». « L’ange venait de se transformer en démon des enfers », p58. C’est Boris qui livre les esclaves sexuels à Monsieur ‘Z’ . Ce dernier lui aussi, se démarque par son nom étrange, un masque qui cache sa monstrueuse personne. En vérité quand on a une âme corrompue, moche, on porte un nom qui la traduit. Je répète le nom est une identité, c’est Hugo qui l’a dit.

    Aussi, après cette maestria dans la création onomastique qui laisse apparaitre la psychologie de certains personnages et ou leurs parcours narratifs, l’auteur catégorise ses personnages en deux groupes, ceux qui ont droit à la société et ceux qui en sont exclus. En effet, même si la société est une lutte des classes, le phénomène de l’immigration fait des immigrés une éternelle sous-classe. Ces personnages sont des parias qui vivent étrangement au centre et en marge de la société. Ces parias, ces sous-hommes sont dans la société mais n’y vivent pas. Ils constituent une autre sorte de société en marge de la société légale ; ils la traversent sans y accéder. L’intitulé de la troisième partie est fort éloquent à propos : « De la rue à la route ».  La société les rejette. D’abord parce qu’ils n’ont pas une identité sociale légale. Ensuite, ils se constituent en des groupuscules pour mener des activités illicites et communiquent dans une langue non conventionnelle qui est en réalité un signe pour les identifier comme des êtres de la société illégale. Ils ne travaillent que la nuit et dans des endroits enfermés, peu fréquentés. En fait, les migrants vont en France mais ne vivent pas dans la même France que les autres. Ils vivent sous la France, en dessous de la France et ils ou elles doivent chaque jour retirer leur dessous pour survivre comme Aïcha devenue esclave sexuelle. Yodé l’a dit : « France là c’est pour les blancs et la souffrance pour les noirs ». Sous France égale à souffrance.

     Cette micro société est à l’opposé de la lumière, et leur espace de vie fonctionne comme un espace enfermé. « Le vendredi soir encore, le fameux Boris nous invita dans la soirée. Pour cette fois, il nous amena dans un Night-club privé… Des filles complètement nues, des mecs en torse nu et culotte », p55. Travail de nuit, proxénétisme, prostitution, vente d’organe humain ; tout ce qui est contraire à la morale. « Il l’a vidé de son sang et arraché dans le même temps, ses seins, sa partie intime et sa langue », p79. Ce sont des hommes-ombres qui ont horreur de la lumière. « Comme toutes nos sorties, c’est tard dans la nuit que nous devions prendre le train pour rejoindre Paris », p57. Aïcha fait un job de nuit, elle est sans papier ; elle ne peut même pas arriver à Paris, et quand elle y arrive, c’est pour être rapatriée. Paris c’est vraiment loin. Et même quand les migrants retournent au pays, ils semblent être rejetés par la société leur. La plume limpide de l’auteur décrit et décrie ce désastre dans sa nudité sans métaphore aucune.

        De plus, quand on parle de l’immigration illégale, on pense séance tenante à des représentations masculines. Arron Ekissi décide de choisir une femme comme personnage principal pour mettre en relief l’image grabataire de la femme dans le phénomène de l’immigration. Le parcours narratif du personnage invite à reconsidérer la condition de la femme dans ce fléau social. Dans le texte, l’auteur accable la jeune Aïcha de tous les maux de la terre : drame familial (elle perd ses parents dans un accident tragique), viol incestueux (son oncle fait d’elle un objet sexuel seulement à 15 ans : « il ne faisait que me menacer quand je lui refusais les monstrueuses paries de jambes en l’air masochistes », p16), esclave sexuelle, maltraitance, séropositive. On a l’impression qu’elle marche dans le couloir de son destin de femme et qu’elle a beau baissé la tête, son front touche toujours l’usure du sort. Etre femme semble être un malheur, c’est comme avoir éternellement suspendu sur sa tête l’épée de Damoclès. La société achète la femme et la vend ou crée des conditions qui conduisent à sa chute, sa seule issue est souvent la prostitution. La femme ne vaut que ce que vaut son corps, « une redoutable bête de sexe » Destin d’une migrante, destin de femme, auraient pu être respectivement les titres du texte. L’auteur démontre que la femme est deux fois victime de ce fléau qui ne peut que se vendre pour espérer survivre. « Depuis trois années à Marseille, je suis devenue une bête de scène et une jeune allumeuse pour parler le langage de rue et de nuit. Du lundi au samedi, de vingt-deux heures à trois heures du matin, je me livre à des parties de strip-tease. Je m’offre en spectacle devant tous ces nombreux publics qui envahissent chaque soir les salons du bar cinq étoiles de Marseille. En dansant, je me déshabille lentement et sensuellement jusqu’à ce qu’il ne me reste plus rien comme couverture. Toutes ces personnes qui me tripotent sur scène n’ont pas idée de ce que j’endure… »p63.

     In fine, c’est un message de prise de conscience sur les dangers liés à l’immigration illégale que le romancier lance à toute la jeunesse africaine, particulièrement à celle de la Côte d’Ivoire, car toutes les sociétés aujourd’hui souffrent toutes de crise sociale, de crise de l’emploi. Il serait donc mieux de cultiver son jardin au lieu de s’engager dans cette odyssée suicidaire, mortifère. « Aicha, tu as traversé beaucoup d’obstacles et tu as toujours résisté…Tu as pensé faire fortune ailleurs, mais, en fin de compte, c’est ici en Afrique, au pays, que tu as vu l’étoile qui somnolait ». p141. 

Cependant, l’imperfection faisant partie de la beauté de tout texte, on pourrait dire à l’auteur que c’est bien de faire parler une femme quand on est homme. C’est un exercice assez difficile. Pour faire parler une femme, il faut l’habiter entièrement, entièrement… Mais toute œuvre reste inachevée et tout écrivain voudra toujours améliorer son texte. Et si je dois répondre à la question d’Aicha, C’est encore loin paris ? je lui dirai, en fait, Paris c’est ici, au bord de la lagune Ebrie, autour d’un bon garba !

 Auteur : Arron Jakob EKISSI

Titre : C'est encore loin Paris? (2021, Gnk Éditions)

DIGBE, Tato Érick

#dixfoisgbe

Commentaires

Calixte a dit…
Travail sans tâche. Bravo encore Tato.
Didy BLIA a dit…
Très belle performance. Merci Bien cher Disfoixgbé.
M. Nama a dit…
Beau travail. Le livre est fort riche en moralité.
Franck Yao a dit…
Impeccable travail Maître !
Loukou Firmin a dit…
Ton travail est tellement très bien fait que la seule chose qui me vient en tête est MERCI BEAUCOUP TON TALENT TON COURAGE TON DÉVOUEMENT ET comme tu me le disais souvent MAMAN SOURIRA TRÈS BIENTÔT que puisse DIEU accroître ta connaissance je t'aime énormément frère

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