APPRENTI, JE DESCENDS AU CARREFOUR SAMAKÉ

POINT DE LECTURE DE "CARREFOUR-SAMAKÉ"


Carrefour Samaké, un livre poème ; la part de poussière (part de soi, de nous) que l’abobolais a emporté avec lui, au Canada. C’est la part de poussière dont il s’est nourri durant son séjour universitaire pour mettre au monde ce poème séduisant. Et même si « Poussière est morte en mer », la froidure, les vagues n’ont pas emporté la mémoire du poète (mémoire qui le définit lui-même). Alors il scrute dans les coins de sa mémoire pour se dire, pour nous dire. En se disant, il nous dit ; car Carrefour Samaké est ‘’un grand miroir que le poète promène le long de notre chemin’’ collectif. En réalité, chaque pas qu’on pose, est une histoire qu’on écrit ; et à un carrefour, ce sont des pas, donc des histoires qui s’écrivent, qui se rencontrent. 

Comment lire ce livre poème, abondant en images dont la beauté et la force s’imposent à tout lecteur, qu’il le veuille ou pas ? Cigarette dans main du cadavre-là c’est tige d’arbre ou bien trait d’union ? » ( p. 12). Pour lire un tel livre, on ne doit pas ‘’courir’’. La lecture n’est pas une course. On doit le lire en marchant pour toucher chaque ligne chaque trace du carrefour Samaké ; car, même si on devait le lire et relire, on remarquerait à chaque fois qu’on a laissé une rue, un couloir qui mène au carrefour Samaké. Pour lire donc ce poème, prendre un dictionnaire ne suffira pas ; peut-être même ne sera pas utile. Il faut plutôt avoir l’intelligence de saisir l’essentiel de chaque mot et, donc de chaque vers dans la relation que chaque mot entretien avec l’autre. 

Serge Agnessan a une manière particulière de construire ses vers, de combiner dont lui seul semble détenir le secret. Comment donner une autre résonnance au mot que sa résonnance habituelle ? Défi de tout poète. Tout poète sérieux sait que le mot doit quitter son père et sa mère pour s’attacher à un nouveau mot pour qu’ensemble ils accouchent de la poésie : l’écart poétique. Notre poète relève et élève tellement bien ce défi… La richesse du vocabulaire du poème émeut et trouble plus d’un.  S’il faut comprendre chaque mot, on ne comprendra pas le poème. Il faut plutôt s’intéresser à la création lexicale du poète, comment les mots si proches de nous se vêtissent de nouveaux artifices, comment il unit étrangement des mots pour en former des nouveaux…, pour donner lieu à la fête des mots-valises : « sang-mémoire ; passeur-poète ; gbaka-suaires ; l’oubli-terre-frontières-machin-chose… » Le poète combine les mots de toutes les manières possibles. La syntaxe tombe en syncope (elle passe en arrière-plan) comme s’il imitait le mouvement des hommes allant dans tous les sens possibles du carrefour Samaké durant la guerre. C’est la guerre des mots. Tous les coups sont permis. La plume est une arme. Le poème devient un théâtre de tropes où le metteur en scène des images est bien-sûr la métaphore. 

« Pourquoi faut-il, du sang, une aiguille et 

un marteau pour tisser un poème ? Qu’avons-nous

fait du ressac à épiderme de bitume ? Des pas et

et des cris et des fers et des langues-organes et des

langues-paysages et des langues-mémoires-là et

des langues-langues-tout-court dont les rues ne se

souviennent pas ? » (p. 30).

En sus, ce qui est remarquable dans ce poème, c’est la subtilité du poète dans l’usage de la ponctuation. Le texte est subdivisé en trois parties : trois rues (échouées) ; sûrement trois pans du carrefour Samaké. Dans les deux premières rues échouées, on a un usage ribambelique de signes de ponctuation. Une pluie de virgules, de deux-points, de parenthèses, de guillemets, de slashs, de points d’exclamation et d’interrogation. Ces signes participent sans contexte au rythme du texte avec le « et » rythmique qui assure le battement du pouls du poème. Ce qui séduit plus concernant la ponctuation, c’est le génie du poète qui arrive à placer un point à l’endroit inattendu et sublimer le lecteur. Ou dans le cas contraire, ne pas mettre le point là où on l’attend ». On dirait que Serge Agnessan écrit avec un ensemble géométrie (règle, compas, rapporteur, équerre). C’est dans ce texte qu’on verra une page se terminer par deux-points ( : ) et la suite du texte à la page suivante quand la page-ci n’est pas épuisée (pp. 31-32). Comme si un abobolais s’était arrêté au carrefour Samaké (deux pieds égalent à deux-points) pour observer la ville, pour s’évader (ou ce peut être le poète lui-même).

    Carrefour Samaké : Abobo habite le poème. Le poème est une sorte d’autobiographie dans laquelle le poète cherche à reconstituer ses souvenirs, à retracer ses pas. Il parle de lui, de sa mère, mais surtout de son Abobo, mieux de son carrefour Samaké (son repère), puis de l’abobolais. Et quand on le dit de cette manière, on est bien loin de faire entendre/comprendre qu’il ne parle pas de la Côte d’Ivoire, qu’il ne parle pas de l’ivoirien. Car ce « petit pays » ne peut pas ne pas être représenté par ce carrefour ; et être abobolais c’est bien être ivoirien. Que nous soyons à la rue Lépic , à la place Inchallah ou à Figayo, etc., on rêve tous de sommeil ; nous sommes victimes du même VERTIGE. Abobo habite le poème ; et ce n’est pas que le titre qui le prouve. Le poète est dans une quête esthétique. Avec son ensemble géométrie (sa plume), il essaie de faire une représentation visuelle du carrefour Samaké, dans le livre à travers les pages à moitié vide. Le poème de 73 pages pouvait se composer sur une trentaine de pages. Certaines pages ne contiennent qu’un seul vers (qu’il faudra lire et relire pour essayer de comprendre) et le reste de la page renvoie au carrefour plus ou moins perceptible sur la page. De même, les vers des pages de la troisième rue sont disposés de sorte à donner l’idée de maisons reproduites au pied des maisons (n’est-ce pas son balcon que le poète essaie de reproduire ?) Une chose est sûre : c’est que l’espace du carrefour est visible dans le texte. Aussi, si on peut trouver un champ lexical renvoyant à Abobo, il y a aussi la langue. La langue est une identité. Le parler ivoirien se pose avec acuité dans le texte et en même temps n’enlève rien à la grandeur du vocabulaire. L’abobolais vivant au Canada n’a pas oublié son parler abobolais/ivoirien. Le poète abobolais parle sans déterminant, il se plaît à ajouter un « là » à chaque mot comme chez nous. « langue-là / nuit-là / Cigarette dans main du cadavre-là c’est tige d’arbre ou trait d’union ? ».

Par ailleurs, le poète prend ici la posture de philosophe/d’intellectuel en s’interrogeant plus et affirmant moins. Il s’interroge sur notre identité, car il ne sait pas à quel moment on devient ivoirien. Il dit n’être « ni Ivoirien / ni intranger ». Il s’interroge sur notre malaise social, sur les causes des crises, sur la mentalité de ce « peuple-enfant » ; il se pose des questions sur la modernité, essaie de comprendre son sens ; il ne manque pas de cracher/pisser sur « l’entrejambes de leur modernité ». Il s’interroge sur les questions de postmodernité, de postcolonialité, sur notre vertige, il rit du sens du patriotisme : « patrouillotique » … Ce poète utopiste pense que se poser des questions sera le premier pas vers notre guérison du vertige. Pour ce faire, il faut se laisser guider par la luciole…

Parce que le poète est un inconditionnel du Coupé-décalé, du Youssoumba et qu’il sait que le Coupé-décalé nous parle, nous dit, il ne pouvait pas ne pas ne pas parler de notre vertige sans interroger cette musique-là. Il a écrit donc ce poème avec Christi B. et le collectif Dj, Douk Saga et Aboutou Roots. Douk Saga a lancé l’appel : « venez venez danser il est arrivé dans la cité », fallait voir ce « Peuple étrange qui danse ses martyrs » (p. 54), il tombe même en transe. De même, le poète est aussi lecteur de Césaire (qui a appris a beaucoup comment rêver), il n’en pouvait pas être autrement. Carrefour Samaké est aussi le Cahier d’un retour au pays natal. Césaire apparaît donc dans ce texte (P.59)…En fait, tout texte est un intertexte. Même s’il y a de plus en plus de génies qui écrivent sans avoir lu, même un titre par hasard, les écrivains savent qu’il faut de la culture avant de penser à griffonner quelques lettres. Quand Serges Agnessan nomme la Côte d’Ivoire « petit pays » par exemple, il faut savoir illico qu’il a lu Petit pays de Gael Faye dans lequel celui-ci évoque les génocides rwandais et burundais (la Côte d’Ivoire n'avait-il été un petit Rwanda ?) ; et que le poète est lui-même intéressé par les problématiques liées au génocides rwandais… Et même pour lire, il faut avoir lu.

Serge Agnessan est écrivain avant d’être auteur. Il n’est pas auteur de vers ou chasseur de rimes qui ne riment pas, il est poète, il est artiste, tisseur de poème. On plonge dans ce poème comme on plongerait dans un fleuve. Et tout lecteur ne peut échapper à « la glissantérie ». Et le risque de noyade est énorme. C’est ce genre d’auteurs qui laisse les mots aller en aventure, se chercher eux-mêmes, ce genre d’auteurs à qui il faut arracher le texte, sinon il risque de ne jamais finir de le réécrire, de le parfaire. Poème engagé (je ne parle pas de dénonciation), ce texte va contre tout qui est norme, sinon ordinaire... « Qui pour dire amen ? » (p. 73).

       Carrefour Samaké, Apprenti, je descends…

Auteur : Alain Serge Agnessan

Titre: Carrefour-Samaké (Poètes de brousse, 2019,Canada, prix national Bernard Dadié du jeune écrivain 2019) 


DIGBE, Tato Érick

#dixfoisgbe

Commentaires

Unknown a dit…
Texte bien construit. Bravo, l'ami 👏👏👏
Unknown a dit…
Merci de m'avoir trainer comme un enfant à qui l'on montre le chemin, de m'avoir embarquer de cette barque textuelle. J'ai pris plaisir à te lire. Le texte est très bien écrit. Je chercherai à lire ce recueil.
Diallo Sékou a dit…
Le style d'écriture du poète est fort saisissant : le mélange du langage littéraire et du parler ivoirien (donc écart poétique), les signes de ponctuation qui sont la représentation des pas des passants, des pages presque vides pour montrer l'immensité du carrefour Samaké...
Merci Érick Tato !

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