LA GRISAILLE DANS "Corps et Âme"

POINT DE LECTURE DE "CORPS ET ÂME"

     La nouvelle littéraire est de nature brève ; on la lit en une séance comme on boirait un verre d’eau. Sa nature brève se reconnait par la concision interne qui la caractérise. On a peu de personnages, d’événements et de lieux, et l’unicité de l’action. Comme tous les autres créateurs, le nouvelliste exploite différentes ressources de la langue pour toucher la sensibilité du lecteur ; il crée en lui des émotions, des refixions. Cela dit, quand on plonge dans les nouvelles de Oumar Ndao, on n’en sort pas indemne.

       Les textes contenus dans ce recueil de nouvelles sont des textes qui dérangent. L’univers de ce livre n’est pas un fleuve tranquille, non. Des nouvelles qui nous ressemblent, qui nous parlent, qui parlent de nous. L’univers textuel de O.N. dessine des vies en lambeaux qui reflètent notre quotidien. Il semble peindre tout en noir comme si la vie n’avait qu’une seule face, sombre, seulement. Il nous raconte la grisaille de différentes vies sans issue dans ses textes.  En fait, l’univers que présente O.N. est un univers carcéral où les personnages sont pris au piège. Ils se battent en vain, la plus part. L’auteur tente de nous dire que la vie n’est pas une ligne droite. Elle est faite de rebondissements, de surprises… En clair, le récit (les textes dans leur ensemble) est élaboré sur des coups de théâtre où les acteurs (personnages) ne font que sombrer dans la grisaille…

     Pour ce faire, l’auteur joue magistralement avec l’analepse (ou flashback au cinéma). Il construit ses textes en racontant après coup les événements. Cet incessant retour en arrière, en créant des surprises, permet à l’auteur d’éclairer le passé de ses personnages en justifiant leur psychologie. Alors les adeptes de télé-novelas qui liront « Corps et Ậme » ne pourront pas deviner la suite des événements comme à leur habitude ; ils seront surpris également de rêver une fin heureuse marquée par des mariages, souvent. Chez O.N., ce sont des vies qui brisent à la fin, des espoirs qui s’étiolent ; car il est rare de voir une étoile dans le ciel de l’imaginaire textuel de O.N. 

      Le gris de l’ambiance textuelle du recueil se manifeste à travers le parcours narratif des personnages. En effet, ces personnages font face à la mystérieuse difficulté de la vie (la vie ne leur fait pas de cadeau). La fatalité pèse sur eux de différentes manières. Ce que Victor Hugo appelle l’ « Anankè ». Ils luttent vainement, au point de s’en prendre à Dieu : « Qu’ai-je fait au bon Dieu pour mériter tout ça ? », (p.119)… Leur force ne vaut que le poids de leur essence : des êtres de papier. Ils se rendent compte de leur fragilité face à une force supérieure. Le personnage de O.N. est ‘’ La marionnette’’ (titre bien trouvé qui aurait pu se prêter au recueil)  de forces qui le dépassent. « C’est ce qu’on appelle une malédiction. Toute la femme y est passée », (p. 147). Aussi l’auteur réussit-il à créer une confusion entre les pôles et les plans ; fiction et réalité se conjuguent et le lecteur est tenté de s’identifier au personnage, ou encore, il devient un personnage lui-même comme le théâtre de l’identification aristotélicienne. 

      L’effet de réel que crée la composition textuelle rend le lecteur prisonnier de l’action, qui s’identifie aux personnages et accepte leur destin comme sien. L’auteur joue sur l’émotion du lecteur qui devient consciemment ou non un personnage par compassion. Les sept nouvelles du recueil abordent des thématiques variées nous ramenant, toutes à nos réalités quotidiennes. 

  • Les mariages forcés à l’allure de proxénétisme, les perversions et crimes sexuels de tout genre (où la femme est faite objet sexuel ; elle est réduite à son sexe…son corps) dans ‘’La jument’’/ 

  • La pratique du sexe dans la vie de couple, le VIH-SIDA et ses  conséquences sur le couple dans  ‘’L’amour à mort’’/ 

  • Le merveilleux (bébé-savant), la jalousie dans ‘’Rouge à lèvres‘’. Ce qui est intéressant surtout dans cette nouvelle, c’est l’autoreprésentation  définie par Janet M. Paterson comme « le processus selon lequel un texte se représente ». En clair, ce texte explique sa propre genèse… On pourrait dire que l’auteur ramène le texte à son statut d’écrivain et/ou d’acteur du livre. Cela est d’autant vrai quand la plupart des personnages sont des écrivains, journalistes ou de grands lecteurs. En un mot, l’auteur dévoile son statut…

  • La prostitution, les crimes, le parricide, l’égoïsme des mères, les conséquences des secrets de famille…dans ‘’Au nom de la mère’’/

  • Les relations familiales, la filiation, les secrets de familles, la fatalité, la débauche, le trafic de drogue, les troubles psychiques…dans  ‘’La marionnette’’/

  • Les secrets de familles, la malédiction, l’inceste dans ‘’Le linge sale’’/

  • Les fantasmes sexuels, les perversions sexuelles, les crimes… dans ‘’Corps et âme’’

L’auteur semble réduire ses personnages à leurs corps, en faisant souffrir leur âme : « Corps et âme ». Alors voilà un bon texte, c'est-à-dire qui dérange et appelle à la réflexion sur soi…

Auteur : Oumar NDAO

Titre : Corps et Âme


DIGBE, Tato Érick

#dixfoisgbe

Commentaires

Diallo Sékou a dit…
Encore un bon point de lecture !
Ton introduction nous décrit compendieusement l'esthétique de ce sous-genre narratif : la nouvelle.
Merci encore, Frère Érick Tato !
Erick DIGBE a dit…
Merci Sékou. Merci bien
Ismo Sang a dit…
Pétillante, appétissante. Une analyse lestement menée. Bravo à toi Erick.
Alex a dit…
Belle analyse cher ami
Merci de nous nourrir chaque fois que tu peux.
Bravo à toi et bonne suite.
Kessé a dit…
Très intéressant. Même si je préfère lee textes qui laissent exister une lueur d'espoir.
Erick DIGBE a dit…
Kesse, c'est juste.
Unknown a dit…
Waou, force et courage M. Dix-fois-gbé. Ton travail a toujours été juteux et le restera. Car tu l'as toujours bien fait
<< corps et âme>>, un récit antinovelas. C'est le lieu de rappeler que la vie peut avoir une seule couleur " le gris". Merci à O.N pour ce nouveau univers littéraire. Corps et âme peut donc s'inscrit dans la catégorie de "Nouvelle nouvelle"comme pour le " Nouveau roman". Merci surtout à Erick Digbé pour ce travail remarquable.
Franck Yao a dit…
Impeccable analyse. Merci infiniment cher coach Erick Dixfoisgbé. J'aime la manière
Dont vous manipuler les mots comme s'ils étaient les claviers de votre téléphone portable. Merci aussi à l'écrivain pour cette œuvre succulente.

Posts les plus consultés de ce blog

Placide Konan le poète-historien

Ce n'est pas Abou mais la langue qui est l'héroïne

Henri-Michel YÉRÉ, un poète gardien de la mémoire