Des Dieux Éphémères de Yahn Aka
POINT DE LECTURE DE « Des Dieux Éphémères, le roman n’zassa »
Si le roman s’est imposé comme genre hégémonique dans la sphère littéraire, cela tient en grande partie de sa nature flexible ; capable de prendre en compte tous les autres genres comme substance nutritionnelle. D’ailleurs, Aristote n’en édicte pas de règles dans sa Poétique comme les autres genres. La seule règle connue du roman est qu’il est sans règle, d’où le pouvoir de romaniser les autres comme l’entend Bakhtine. Yahn Aka, auteur ivoirien connu à travers son style n’zassa, traduit bien cette esthétique/nature du roman dans ses productions. De fait, ses romans sont de véritables fourre-tout ; Des Dieux Éphémères, son nouveau-né en est une belle illustration.
L’ESTHÉTIQUE N’ZASSA DANS L’ŒUVRE
C’est Jean-Marie Adiaffi (maître de Y.A) qui a appliqué le terme Agni « nzassa » à une nouvelle écriture transculturelle qui caractérise la plume de bon nombre de romanciers ivoiriens, depuis Kourouma. Le nzassa est un style de création ; un assemblage du type patchwork. En fait, le patchwork est un anglicisme qui désigne un ouvrage de couture rassemblant des carrés de couleurs et de matières différentes ; autrement dit, c’est un assemblage d’éléments hétérogènes. Dans le domaine de la création romanesque, le n’zassa est une esthétique qui allie créativité, intertextualité et message. Le roman devient un fourre-tout, un véritable mélange hétéroclite où le créateur s’essaie à toutes les possibilités. Pour Tchicaya « tout véritable créateur est un transgresseur en quelque sorte. Il transgresse le langage, il transgresse aussi les modes, les habitudes, etc. s’il n’est pas transgresseur par essence, d’une façon essentielle, il n’est pas artiste » (vu chez Adama Samake). C’est ce que fait Y.A. dans ce texte où tous les coups sont permis, où le ‘’désordre’’ est loi de création, d’organisation interne du récit. En s’inscrivant dans les sillons tracés par Adiaffi, Kourouma, V. Tadjo, M. Bandama ; Yahn Aka fait un véritable mélange de genres, une intertextualité débordante, une juxtaposition de discours de tous types… L’hétérogénéité dans Des Dieux Éphémères donne lieu de comparer l’auteur à une abeille qui butine ici et là, partout, pour construire son texte…
« L’esthétique de l’impureté » dans le texte
L’un des traits essentiels pour étudier le texte n’zassa est l’hétérogénéité. Le récit n’zassa se présente en effet comme un art de recyclage d’éléments anciens que l’auteur fait entrer dans un nouveau cycle de production. Une telle démarche est considérée par Scarpetta comme l’esthétique de l’impureté. Pour cet auteur, l’impureté est aujourd’hui le motif de création littéraire le plus efficace. Elle stipule que les frontières de la création ne sont pas étanches ; elle procède donc par « des transferts, des transpositions, des réappropriations » (Guy Scarpetta, L’Impureté, Paris, Grasset et Fasquelle, 1985, p. 55). Le motif de l’impureté apparaît dans le texte sous différents aspects. Le trait premier commun aux textes n’zassa est le mélange de genres. Des Dieux Éphémères procède par une intergénéricité, une sorte de juxtaposition des autres genres. Le paratexte prédispose de ce mélange. Sur la première de couverture figure un adepte de la mode, de la sape, un autre domaine de l’art. Quand au texte lui-même, il apparaît à la fois comme un texte narratif, un recueil de poèmes. Chaque chapitre contient au moins un texte poétique ; des chapitres sont introduits par un poème et/ou finissent par un poème. Les poèmes sont une sorte de pause pour le romancier pour insérer ses idées dans le texte ; dire l’essentiel de ce que dit la prose. Les titres des poèmes en témoignage (Les sorciers n’aiment pas la nuit / L’épopée des résistants à l’oppression / Les inhumains arrivistes / Les profanateurs…). Le texte se présente également comme un texte de théâtre ; car la narration est souvent rompue pour laisser place à une longue suite de répliques qui peuvent s’étendre sur plusieurs pages (pp. 20-21, pp. 64-69…)
En sus, l’œuvre de l’auteur est une véritable écriture d’intermédialité. L’auteur fait une intrusion d’un autre média qu’est la musique à travers des allusions et des citations aussi bien des musiciens mondialement connus que des chansonniers ivoiriens, pour faire un clin d’œil à l’oralité. Le titre « Souzi » de Gbaï Godo est repris à la page 17. Des allusions sont faites à la danse, notamment le ziglibithy d’Ernesto Djédjé ; même le titre « Maplôly » d’Arafat Dj ; « Ça gâte cœur » de Kiff no Beat, « Ce n’est pas pahé chose que truc » de Josey, deviennent des titres de chapitres… Ce texte est un tissu comme l’entend le sens étymologique, bien cousu d’éléments hétérogènes. Cela fait du texte un carrefour de rencontre de voies/voix…
Aussi, le mélange de genres implique un mélange de différents types de discours et de langue. L’auteur joue entre intertextualité, intergénéricité, intermédialité et interdiscursivité. En effet, dans le discours qui se veut romanesque prend successivement le ton d’un discours militaire (le chapitre 2 avec la conversation des policiers, le supérieur et le subordonné…), d’un discours juridique (le chapitre 10 avec l’audience des violeuses…), d’un discours intermédiatique. Si le texte littéraire est déjà un média lui-même, il n’en demeure pas moins que l’auteur y introduise d’autres médias. Au-delà de la musique déjà citée, d’autres éléments médiatiques tels que le téléphone portable, des vidéos, des séries films (Game Of Thrones), mais surtout l’entrée considérable des réseaux sociaux dans le roman. Ce qui témoigne une fois de plus du décloisonnement des frontières fictionnelles. Ce mélange s’accompagne également d’un enchevêtrement d’une kyrielle de tonalités. Au fil de l’évolution de l’intrigue, on a un va-et-vient incessant entre tonalités satirique, ironique, humoristique et dramatique accompagnées d’un réalisme captivant.
Le texte de Y.A. est d’une hybridité extraordinaire ; il est tissé de toutes pièces ; les éléments déjà vus ; une intertextualité à outrance. L’intertextualité se traduit par des allusions (un texte est dédié au poète Grobri Bregri), des citations (Sery Bailly et d’autres personnalités), des réappropriations (des mots des personnalités du showbiz ivoirien), des resémantisations, des réutilisations, des recyclages…. Selon Walter Moser, « le recyclage veut dire insérer un objet dans un nouveau cycle de production, ou l’insérer à nouveau sans le même. Cette opération implique qu’on réduit l’objet à sa matérialité, qu’on récupère ce qu’il contient en matière première [...] » (Walter MOSER, « Recyclages culturels. Élaboration d’une problématique », La recherche littéraire (Objets et méthodes), Claude Duchet et S. Vachon. Montréal (dir.), pp. 519-520.)
La réutilisation implique donc une certaine conservation de l’objet. Ce qui débouche sur l’impureté de l’objet nouveau. En effet, l’originalité du roman de Yahn Aka ne réside pas dans le fait de sa nouveauté, mais le fait de combiner, de mélanger des éléments anciens pour produire finalement un texte nouveau. On pourrait dire de l’auteur qu’il est un tisserand…
Les personnages dionysiaques
Les personnages Des Dieux Éphémères sont des personnages dionysiaques, caractérisés essentiellement par la célébration des sens. La débauche de toute sorte et surtout la débauche sexuelle est leur marque de référence. Les personnages dionysiaques pratiquent la sexualité à outrance et dans tous les sens. Ils sont toujours portés vers l’alcool, le sexe, le plaisir et sont passionnés de discours vulgaires, pervers. L’excès et la démesure, le désir de l’inutile les conduisent à former de petits groupes et se retrouvent dans des espaces éphémères où le sexe est l’intérêt commun. C’est ce qui caractérise principalement ici le personnage de Zoro Bi Ballo, ce ministre est un pervers narcissique. Dès le début du texte, l’auteur présente un personnage guidé par le désir sexuel. Son registre de langue traduit sa psychologie « -Encore un retard miss Diaby ! Vous mettez trop de temps à vous peigner les poils de cul ou quoi ? » (p. 12) / « - Miss Diaby […] je dois recevoir l’une de mes conquêtes. Ce n’est pas ma faute si je suis un héros érotique… » (p. 13). On voit ici déjà la psychologie du personnage. « En attendant, calmez-vous et buvez avec moi l’Atoté… Je vous assure qu’il est d’une efficacité libidineuse qui lubrifie les jeux de reins dans les va-et-vient » (p. 14). Le ministre n’est nullement préoccupé par la situation désastreuse de l’école du pays, des menaces de grèves. Ce qui l’intéresse c’est de mourir « …très heureux la bouche pleine d’un mélange de vin et d’atoté , avec [son] zizi dans la bouche d’une garce [pour être] béatifié puis canonisés saint Zoro Bi Ballo d’Ibièkissèdougou » (pp.16-17). Cette psychologie débouche sur l’incrédulité à l’égard des métarécits au sens de Lyotard (La Condition humaine). En fait, les valeurs fondamentales de la société sont désacralisées et tourner en dérision. Le ministre dira : « L’Atoté devrait être la boisson liturgique qui remplacerait le sang du Christ… » (p.37).
Par ailleurs, ce qui émeut est le mode de création des personnages de Yahn Aka qui joue entre les frontières de la réalité et de la fiction. L’auteur crée des êtres de papiers qui sont si proches des lecteurs. On le voit par le jeu onomastique de l’auteur qui emprunte le nom des personnages à des personnes ayant une existence effective. Il va même leur attribuer des traits réels de ces personnes. Ainsi, même si le ministre Zoro Bi Ballo n’est qu’un être à papier, son nom pourrait à Épiphane Zoro Bi Ballo (Homme politique ivoirien) ou Franck Bi Ballo Zoro (homme de média, cyber-activiste ivoirien) ; mais ce n’est qu’une ressemblance onomastique. De même, le texte d’un cyber-activiste, pages 49-51 est signé « ASK » ; ces initiales sont les mêmes que celles du journaliste ivoirien André Sylver Konan, beaucoup réactif sur la toile. Il en est de même pour le nom de l’adjudant-chef Euloge First dont le nom renvoie au pseudonyme d’Euloge Kuyo, fondateur et administrateur du célèbre magasine numérique ‘’First magasine le vrai’’. Ici, la ressemblance se perçoit aussi au niveau physique : « Il est reconnu comme le chauve le plus célèbre de la police d’Ibièkissèdougou » (p.64), quand on sait qu’Euloge Kuyo est aussi atteint d’une calvitie. Tout cela répond au principe de la réutilisation ou du recyclage, de l’esthétique n’zassa. Certains personnages sont cités à travers leurs néologismes réutilisés par l’auteur…
La langue
Le discours Des Dieux Éphémères est une véritable dent de scie ; l’auteur construit son discours essentiellement avec le nouchi, langue du jargon ivoirien. Le discours du texte est caractérisé par une violence excessive. La violence est d’abord perceptible au niveau de la forme hétéroclite qui s’insurge contre les codes de la langue française. Le nouchi n’est rien d’autre que la langue vernaculaire ivoirienne qui est utilisée généralement par les romanciers ivoiriens, adeptes de l’esthétique n’zassa. Cette langue est un mélange de langues locales, une langue formée à partir de jeux de déstructuration, de désémantisation et/ou rémantisation, d’emprunts, de tropicalisation de la langue française. C’est ce tout qui constitue la substance nourricière du nouchi. Par ailleurs, la violence est également perceptible par le registre de langue utilisé, constitué de propos injurieux et pervers de tous les genres. Les expressions injurieuses de langues locales fourmillent le texte : « dagninrin, Ibièkissè, békpôtissakpo... ». Dans le texte, il se caractérise par une tonalité vulgaire et humoristique (l’humour ivoirien n’ayant pas de frontière). D’ailleurs l’auteur construit sa langue interne à partir d’éléments recyclés, ramassés sur la toile ou des résidus de buzz (le nom du pays ibièkissèdougou en est un exemple). Les titres des différents chapitres en témoignent (Même pas un pecto / La rUposte / You be You ». Yahn Aka a considérablement butiné sur la toile pour recueillir le pollen qui a nourri sa plume…
ENJEU DE L’ESTHÉTIQUE N’ZASSA.
La poétique n’zassa est une lecture du malaise social. L’auteur fait le constat de la dévalorisation de la société. Ce texte de Yahn Aka est un texte engagé ; engagé d’abord dans la forme. En réalité, l’auteur, même s’il se réclame de l’art n’zassa, ne s’arrête pas juste à une juxtaposition d’écriture et d’éléments de l’oralité, caractéristique fondamentale des initiateurs de cet art. Yahn ouvre de nouvelles voies de l’esthétique n’zassa en adaptant le roman aux nouvelles réalités ou nouveaux intérêts ou vice versa de la société ivoirienne, notamment les réseaux sociaux assortis de buzz. Il le réussit sans ambages avec ce texte où tout lecteur ne peut que se retrouver. Si Maurice Barrès s’est écrié : « Enfin Balzac est mort !», Yahn Aka peut déclarer : « Enfin Climbié est mort, vive Adiaffi, vive le roman n’zassa !» Ensuite, c’est un roman engagé dans le fond, car c’est un récit virulent contre les mauvaises gouvernances sous nos tropiques faites de violences, d’injustices, de corruption et de népotisme, d’arrestations arbitraires, d’arrangements où on voue un culte à l’immoralité. C’est une décadence qui se constate par une déchéance dans les comportements sociopolitiques et la dégradation des mœurs. Cette décadence faite de désordre de tout genre va se ressentir dans la création littéraire. L’écriture devient alors le lieu d’un fourre-tout. « Puisque la littérature est morte, je me contente d’écrire pour les amis »,( Frédéric BEIGBEDER, Vacances dans le coma, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 1994). On peut attribuer ces propos de Fréderic Beigbeder à Yahn Aka. Les traits de l’écriture n’zassa représentent les traits du postmodernisme littéraire, qui exprime la dévalorisation, la désacralisation des valeurs sociales. La création littéraire est toujours le reflet de l’évolution de la société. C’est pour cette raison qu’ici toute l’action tourne autour du sexe, de la célébration des sens. « La société de consommation se meurt. La société de communication aussi. Seule demeure la société de masturbation » (Fréderic Beigbeder, op.cit.). La société est vide, vide de sens. L’auteur a su, comme un cordon bleu, servir un plat n’zassa dont la digestion est agréable. In fine, le texte de Yahn Aka est beau ; car sa plume ne respecte aucune règle , elle ne porte aucun cache-nez. Elle exprime ce qu’elle veut, exprime surtout la fugacité des choses, notamment du pouvoir politique en décriant l’attitude cynique des politiques. Ces derniers ne réalisent pas le caractère éphémère du pouvoir ; ils se voient en des dieux, or à Dieu seul appartient le pouvoir. La beauté du texte réside surtout dans le fait que l’auteur ne respecte aucune barrière entre les différents genres littéraires et artistiques…
Auteur : Yahn Aka
Commentaires
Merci, Érick, de nous avoir fait lire avec délectation cette œuvre par ta belle analyse !